Anniversaire : Christian Dotremont (1923-1979)

christian dotremont portrait

Frans Van Den Bremt, Portret de Christian Dotremont, s.d., Collectie Fotomuseum Antwerpen – Langdurige bruikleen Collectie Vlaamse Gemeenschap, BK_3759, © Frans Van Den Bremt

Voici un quart de siècle, s’effaçait Christian Dotremont (1923-1979) : un anniversaire qui sera marqué par plusieurs manifestations. A partir du 16 avril, le Musée des Beaux-Arts de Mons lui consacre une rétrospective, en partenariat avec l’Université libre de Bruxelles. En juin, le Musée d’Ixelles présentera les Dotremont de la collection Alechinsky. Enfin, Gallimard réédite l’unique roman de l’auteur, La pierre et l’oreiller. Autant d’occasions, pour Le Carnet, d’évoquer cette figure mythique de l’avant-garde.

L’homme qui voulait dénuder l’œil

L’exposition de Mons s’intitule Les développements de l’œil, d’après le texte que Dotremont a écrit en 1950 en préface à une exposition de photographies de Roland d’Ursel, Raoul Ubac et Serge Vandercam. Paul Aron et Michel Draguet ont fait le choix des œuvres exposées, la scénographie étant confiée à Winston Spriet. On y verra notamment une reconstitution de « la cage à poèmes » telle qu’elle a été montée au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1949.

exposition dotremont les developpements de l oeilChristian Dotremont occupe une place mythique dans l’histoire des avant-gardes artistiques et littéraires du 20e siècle. Elle est essentiellement liée au mouvement CoBrA qu’il fonde en novembre 1948 (avec Joseph Noiret, Asgern Jorn, Karel Appel, Constant et Corneille) et à la transposition de ses poèmes en logogrammes à partir de 1962. CoBrA n’est pas né ex nihilo. Le choix du titre du mouvement et de la revue Cobra est précédé en 1944 par la création des éditions Le Serpent de Mer. D’autre part, CoBrA n’aurait pas vu le jour si Dotremont n’avait lancé, en février 1948, Le surréalisme révolutionnaire où s’amorce déjà une volonté de décloisonner des artistes les uns par rapport aux autres. Dotremont et ses amis partagent en effet l’objectif de ne plus se confiner dans une discipline particulière, le mot « discipline » étant à entendre dans toutes ses significations (Pierre Alechinsky insistait naguère sur le désordre chronique dans lequel vivant Dotremont). Il faut aussi remarquer qu’au départ CoBrA rassemble deux écrivains chez les Belges, les Hollandais et le seul Danois étant peintres. À partir de quoi se forme un immense réseau d’amitiés (et parfois d’inimitiés) qui se traduiront notamment par des œuvres « partagées » en commun et de manière absolument expérimentale.

On compare souvent Dotremont à Rimbaud, en se fondant sur son étonnante précocité d’écrivain et sa propension au voyage – on le dirait toujours en partance, surtout pour la Laponie où il se rend à neuf reprises à partir de 1956. Sa scolarité passée chez les Jésuites et les Joséphites est un apprentissage mortifère qu’il relate, à l’âge de quinze ans, dans Souvenirs d’un jeune bagnard (1937). Issu d’un milieu plutôt marqué à droite, Dotremont s’engage à gauche. Mais son adhésion au Parti communiste ne fait pas long feu : il estime que le réalisme-socialiste entre en contradiction totale avec le surréalisme-révolutionnaire. Et ses sympathies du début de la guerre pour Joris Van Severen lui valent une certaine défiance de la part des « vieux surréalistes » desquels il veut alors se rapprocher. Il s’en différencie dans la mesure où, comme le souligne Paul Aron, Paul Nougé se méfie de la littérature là où Dotremont fait confiance en l’écriture. Le mouvement CoBrA est donc lié au surréalisme dans le même temps qu’il s’en écarte. De même qu’il voit le jour à Paris, alors que les trois capitales qui forment l’acronyme CoBrA sont Copenhague, Bruxelles et Amsterdam et se détachent de la ville-lumière. Ultérieurement, Dotremont justifiera aussi bien CoBrA en l’associant aux premières lettres de cohue, brut et animal !

À l’évidence, il aime jouer avec les mots et pareillement s’en jouer, non sans humour. Il a la métaphore facile, à fleur de peau, cette façon d’être imagé dans ses textes (et de prolonger l’écriture dans l’image). On lui attribue donc l’invention du logogramme, mais le mot existe de longue date pour désigner un idéogramme correspondant à une syllabe. Leonard Bloomfield en 1933 et Ignace Jay Gelb en 1952 l’évoquent dans leurs études sur le langage et l’écriture. Pour Dotremont, comme pour beaucoup d’enfants qui en font l’expérience par jeu, par curiosité, la découverte du logogramme commence un jour de 1950 parce qu’il appelle « un incident technique » : Dotremont prend son manuscrit du Train mongol et y découvre une autre graphie, comme devenue étrangère à la sienne, le phénomène étant dû au fait qu’il regarde le verso de la feuille, à contre-jour, les lignes étant ensuite mirées à la verticale. Il lui semble alors avoir toujours écrit en chinois. Il faudra douze ans pour qu’il transforme sa trouvaille graphique en logogrammes, en invention d’une nouvelle calligraphie occidentale. Il importe à Dotremont d’u faire voir les mots autant que les donner à lire. Mais quand bien même le texte lisible est minutieusement reproduit au bas du logogramme, celui-ci reste difficile à décrypter et c’est en raison même de son étrangeté, sa dérobade à une lecture trop assurée, qu’il fascine.

Logogus et logogrammes

Grand est le pouvoir de séduction des logogrammes. On dirait un mélange d’idéogrammes chinois et de cursive arabe, surtout dans les traits en forme de serpe, ce que révélera l’exposition de Mons, grâce notamment à certains documents – procurés par Serge Vandercam – se rapportant aux différents styles de calligraphie persane. Ou alors un enchevêtrement de barques stables ou prêtes à chavirer ce que confirme le texte d’un des logogrammes où Dotremont parle de carènes comme œuvres vives de l’écriture. Ou encore, lorsque ramassé sur lui-même ; le logogramme devient une nasse, un plein panier de trésors de plus en plus indéchiffrables, indéfrichables, mauvaises graines montées en herbe. Le logogramme déborde le carcan du « maigre alphabet latin », et correspond aussi, mutatis mutandis, à ces « lettres dansantes » que Robert Schumann a mises en musique, Dotremeont recherchant le mouvement, dans tous ses prolongements et implications. C’est une forme de jeu de mots sublimé en jeu avec les mots. L’écrivain danois Uffe Harder a rapporté ce conseil que lui a donné Dotremont : « Si tu n’arrives pas à achever un poème, n’essaie pas d’y travailler encore, jette-le et écris-en un autre ». Le film que lui consacre Luc de Heusch en 1972 le montre pareil, Dotremont se mettant à brûler les grands papiers couverts de logogrammes qui, sans doute, n’avaient pas abouti. Un titre aussi somptueux que Brasier de neige, comme l’a un jour trouvé Serge Meurant, conviendrait parfaitement à décrire la scène.

Reste à savoir quelle est la part de calcul. Dotremeont se rendant compte que les peintres qu’il mettait en valeur dans ses écrits finissaient par rencontrer le succès, y compris celui qui mène à l’aisance matérielle, il se peut qu’il ait pareillement conçu de vivre enfin son art. C’est ce dont Marcel Broodthaers s’aperçoit sans doute aussi du jour où ses plaquettes de poèmes se vendent en bloc et à prix d’or parce qu’il les a emprisonnées dans un gâchis de plâtre. Ce qui est à voir se vend décidément mieux que ce qui est à lire. Toutes choses égales quant au talent et à l’inspiration.

En 1958, Guy Debord, la tête pensante de l’Internationale situationniste, a des mots très durs envers les « CoBrA » : il reproche à leur chef de file de galvauder le label du mouvement qu’il a créé. Sans doute existe-t-il, existera-t-il toujours une intelligentsia prompte à dénoncer ce qui ne correspond pas à sa rigueur, sa pureté idéologique, quitte à perdre de vue la liberté qu’elle prétend défendre en l’interdisant dès que cette liberté s’égare dans les sables de la complaisance. Marcel Mariën, qui fut un compagnon de route de Dotremont, le juge avec la même sévérité (l’admiration que Dotremont porte à Jean Cocteau le condamnait aux yeux et aux oreilles des surréalistes). Mais lui aussi se laisse tenter par l’image, le collage, le montage qui ne sont souvent que prolongements limités de l’œuvre de Magritte. Plus révélateur est le fait que Mariën écrit des textes à même le corps de ses modèles nus, alors que Dotremont cherche à donner un corps à l’écriture.

L’exposition de Mons se fonde sur La pierre et l’oreiller – le seul roman de Dotremont – pour établir un lien entre le côté ‘tachiste » de certaines œuvres « CoBrA » et les taches aux poumons provoquées par la tuberculose (Dotremont en était atteint), par le biais de radiographies. Présenter les choses sous cet angle est dans l’air du temps, puisqu’il n’y a pas si longtemps on investiguait dans la même direction à propos des problèmes de santé de Béla Bartók. S’agissant de Dotremont cette idée aurait aussi bien pu se concrétiser par des images de vision entoptique à laquelle il s’est référé par ailleurs (lire l’entretien ci-dessous).

Les logogrammes mèneront Dotremont à se trouver un pseudonyme : « Logogus ». A-t-il pensé au « Dedalus » de James Joyce ? Il est vrai que dans ses périples, Dotremont a mené une vie dont le tracé peut faire penser à un labyrinthe. Nous disions la place mythique qu’a prise Dotremont dans l’histoire littéraire de la Belgique des cinquante dernières années : lui-même a écrit que « Cobra est une légende ».

Philippe Dewolf


Traces et mémoires dans les yeux de Dotremont

radio

En 1977, Anne-Marie La Fère rencontrait Christian Dotremont pour une émission – « Traces » – destiné à France Culture. Voici la transcription de cet entretien éclairant sur la démarche du poète, comme une radiographie de sa « pensée » et de son regard.

« Je… [silence], il m’arrive donc de… [long silence], de… [très long silence], oui de… [silence], il m’arrive très souvent de… de ne plus savoir me lire : c’est assez difficile à exprimer parce que la mémoire intervient, participe aussi à la création du texte. Et il y a tout un travail, tout un effort spontané – il ne s’agit pas d’un effort de travail, c’est plutôt une poussée spontanée contre la mémoire pour que le texte ne se développe pas mécaniquement. Donc il faut que je perde déjà un peu la mémoire au fur et à mesure de la création du texte et de son traçage. La mémoire intervient donc directement, participe à la création du logogramme. Il y a la mémoire qui vient d’avant le logogramme, et alors évidemment, au fur et à mesure du traçage, il y a la mémoire de ce que je viens de tracer, qui se forme et forme un poids dont je veux me débarrasser […]. Donc là, la mémoire participe à la fois activement et, comme elle me permet trop facilement de développer ce que je viens d’écrire, je dois donc lutter contre cette mémoire-là. Mais le problème survient surtout quand le logogramme est terminé ; c’est-à-dire que le problème le plus apparent alors – parce qu’il m’arrive très souvent d’avoir oublié mon texte, tellement j’écris vite et si je ne note pas immédiatement, il m’arrive très souvent de ne plus savoir me relire – est que ces logogrammes sont perdus, parce que je considère qu’un logogramme doit porter son texte clair, pour qu’il soit évident que le logogramme est une opération de langage, en même temps qu’une opération de forme. Il faut donc que le texte clair, lisible soit là, pour que le logogramme prenne toute son illisibilité. Et je ne suis pas d’accord avec Roland Barthes quand il écrit que le « il ne veut rien dire » de ses textes d’écriture qui sont illisibles, parce que ces écritures-là sont des écritures qui ne se réfèrent pas à un langage, et elles ne sont donc pas illisibles puisqu’elles ne veulent pas être lisibles. […]

Mon espace, l’espace où j’écris mes traces, où j’écris des traces de ce que je vois, de ce que j’ai vu, de ce que je pense, de ce que je suis, c’est donc toutes sortes de papiers, quelques espaces géographiques comme la Laponie qui m’inspire le plus souvent et qui est elle-même, comme le dit James Février dans son Histoire de l’écriture, un livre de la nature… et c’est aussi l’entoptique. Je pense que quand on considère les traces, on doit ne pas oublier les traces entoptiques, et j’ai fait plusieurs expérimentations qui consistaient à essayer de dessiner, de tracer – si je peux dire – les traces que l’on voit quand on a les yeux fermés, c’est-à-dire les traces visibles qu’il y a dans la cécité, comme il y a les traces visibles dans la lisibilité, mais il faut les découvrir, et ces espace entoptique, tout petit dans les yeux et immense parce que c’est là que se résument les lumières que nous venons de voir, lesquelles résument les lumières que nous avons vues, qui sont parfois si faibles à l’approche d’un port de mer, à l’approche d’une escale – ce sont ces traces extrêmement ténues, infimes et en même temps infinies, ces traces entoptiques, ces phosphènes, qui sont peut-être les traces les plus proches de mon espace lapon et de mes logogrammes. »


Un roman autobiographique

Christian DOTREMONT, La pierre et l’oreiller, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2004

dotremont la pierre et l'oreillerGuère de page où ne se lise une fois au moins le mot « catastrophe ». Quelle catastrophe ? La tuberculose ? Dotremont en fut atteint. Les désamours ? Catho puis coco, Dotremont se détacha des deux religions. Des amours contrariées ?

La pierre et l’oreiller, roman unique dans l’œuvre de Dotremont, publié en 1955 et aujourd’hui réédité, est autobiographique. Que raconte-t-il ? Rien que de très banal. Au Danemark, un narrateur anonyme, français qui ne peut dissimuler ses origines (un « sachet de pralines » qui le dénonce), apprend qu’il souffre de tuberculose. Il a « de la délicatesse à la pelle et des tas de trucs pour ne pas encore coucher avec Ulla ». Amoureuse, celle-ci ? Si oui, dans l’équivoque : « Je lui offrais de l’aventure et de l’organisation, et l’instabilité et la stabilité, la stabilité du mari et l’instabilité de l’amour, l’oreiller et la pierre ». Ulla veut être gardienne d’enfants à Paris. Le narrateur l’accompagne, mais ses crachements de sang l’obligent à repartir seul au Danemark pour y être soigné. Danny Kaye triomphe au cinéma, les Américains dégustent en Corée, Alain Mimoun gagne des courses, Martine Carol tente de se suicider, il y a quelque chose de pourri au Danemark : « Quand on pense que Kierkegaard était l’ennemi mortel de tous ces pasteurs comme la lune et que ce sont eux qui sont sur Kierkegaard, qui le lisent et le cachent aux autres, qui le couvent et le couvrent en pissant dessus leurs petites prières prostatiques, qui le déforment, qui font passer ses sombres histoires chrétiennes pour le plus clair de son œuvre… » Ulla rejoint le narrateur mais loge à l’hôtel du Chemin de Fer. Il l’y retrouve. Guéri ? Rien de moins sûr. La catastrophe dépose « devant la porte d’Ulla une lettre, une enveloppe avec une lettre dedans… » Ulla et le narrateur boivent de la bière dans un bistrot et sortent dans la neige.

Évidemment, l’essentiel est ailleurs que dans cette terne intrigue, dans cette écriture qui se refuse au moindre effet. On pense à Camus : Le malentendu. Pire : « Il y a des gens qui ne se malentendent même pas ». La faute à qui ? Au langage, à ses dérapages, soudain, on ne trouve plus « épingle à son pied », les mots sont des girouettes, il n’y a pas de mot juste, ça « marchait ovale » quand ça aurait dû tourner rond. L’ambiguïté : « je comprenais le danois et je ne le comprenais pas. Au début je faisais semblant de le comprendre et je ne comprenais rien. À force de faire semblant de comprendre j’avais fini par comprendre quelque chose ». Insuffisant. Porte-à-faux (ou bien… ou bien… renvoi à Kierkegaard) qui contamine jusqu’à la posture politique : « J’ai été communiste et ça continue à me déterminer […]. Ils m’ont tellement dit que le fascisme m’attendait à la porte que j’ai tout le temps peur d’être fasciste… » On reste englué dans l’entracte : « Les efforts que demande l’amour pour qu’il se maintienne dans une certaine illusion de l’absolu le met en miettes ». Ou : à l’article de l’amour, on n’est pas loin de celui de la mort.

La symétrie même des choses n’abolit pas la distance entre les êtres : les décors des hôtels danois et parisien ont beau être semblables (« les casiers, les clefs lourdes, la lumière livide, les murs, l’odeur, le bruit des trains […], les casiers, les clefs lourdes, la lumière avare, les murs, l’odeur, les bruits du métro… »), le narrateur est à Copenhague quand Ulla est à Paris. Mise à distance de l’autre. Mise à distance de soi : « Cet homme qui lisait dans un lit un journal sportif c’était moi. C’est toi, c’est toi ». Symboliquement, la visite médicale vire au ridicule : « le médecin me demandais : ‘Comment allez-vous ?’ Et moi je demandais au médecin : ‘Comment est-ce que je vais ?’ ».

« C’est incroyable », écrit Dotremont qui enchaine : « C’est la vie ».

Pol Charles


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°132 (2004)