Le « Maréchal des Lettres belges », comme on surnomma Camille Lemonnier, le premier écrivain de notre pays à atteindre une notoriété internationale, est né voici 150 ans. Un anniversaire qui a donné lieu à diverses publications et manifestations commémoratives et nous a incités à fouiner dans les archives du Musée de la Littérature pour en ramener quelques documents étonnants.
« Je ne me suis jamais séparé des choses et des hommes qui m’entouraient : j’ai eu la passion de la vie, de toute la vie, mentale et physique ». C’est en ces termes qu’au début de son autobiographie, Une vie d’écrivain, rééditée aujourd’hui par l’Académie avec une introduction de Georges-Henri Dumont. Lemonnier définit l’ambition totalisante de son œuvre. Ce polygraphe (on lui doit plus de septante-cinq volumes) semble bien avoir voulu tout aborder des manifestations de l’existence, à commencer par ce qu’il plaçait au sommet : l’art. C’est en effet comme critique du Salon de Bruxelles qu’il entame, en 1863, sa carrière d’écrivain. Les artistes, belges et français, resteront toujours ses amis. Il consacrera à plusieurs d’entre eux – Courbet, Meunier, Rops, Braekeleer… – d’importantes monographies et publiera par ailleurs en 1906 un vaste essai sur L’école belge de peinture. 1830-1906, réédité en Espace Nord. Cet aspect de son œuvre est abordé dans l’étude que Claudette Sarlet a consacrée aux Écrivains d’art en Belgique. 1860-1914, publiée par Labor dans la collection « Un livre, une œuvre ».
Mais sans doute est-ce comme romancier naturaliste que Lemonnier est le plus connu. Cette étiquette, restrictive assurément si l’on envisage l’ensemble de sa production, le fit considérer comme un « Zola belge » et l’on a pu dire de La fin des bourgeois, réédité en Espace Nord dès 1986, que ce livre condensait en un seul volume la matière de tous les Rougon-Maquart (« La fin des bourgeois naquit de cette vaste ambition », écrit Lemonnier dans Une vie d’écrivain, « laisser de la société bourgeoise une synthèse qui embrassait son évolution entière »).
Quant à Happe-chair, que Labor réédite aujourd’hui, on en a parlé comme d’un Germinal wallon – et ici encore la comparaison minimise l’originalité de l’œuvre, dédiée cependant à Zola en personne. C’est avec son ami Constantin Meunier que Lemonnier avait découvert le Borinage et le pays de Charleroi : « De nos excursions devait sortir l’œuvre définitive de sa vie, celle qui allait le sacrer grand artiste, pour moi un livre, Happe-chair, où je tâchai de transcrire le labeur cyclopéen, l’effort des hommes des laminoirs et des hauts fourneaux, toute cette humanité misérable et héroïque, qui s’attaque au fer, au feu et en fait de la fortune publique. Il arriva que ma pensée avait pris que le chemin qu’avait pris celle de Zola. Nos livres parurent presque en même temps. En lui dédiant Happe-chair comme à un ainé qui m’avait précédé dans le même champ, j’établis la concordance qui nous avait rapprochés de l’ouvrier ».
L’œuvre de Camille Lemonnier, longtemps introuvable, semble sortir du purgatoire. On l’avait taxée d’illisibilité, on trouvait insupportable le baroquisme de son écriture artiste, truffée d’archaïsmes et de forgeries, et voici qu’un Marcel Moreau, dans sa préface à Un mâle (collection Babel), en souligne la pertinence contemporaine : « Prétendre qu’Un mâle a veilli serai une aberration. Il s’agit plutôt de saisir cette trépidation des archaïsmes comme un coup de semonce pour le présent, bien sûr, pour l’avenir a fortiori. Il désigne le moment où à la charnière du danger et de l’irréparable, l’histoire des émois authentiques demandera des comptes aux Cités névrosées, frappées d’amnésie, enrôlées dans la non-aventure de l’Homme en rupture avec lui-même. Voici un roman d’ores et déjà contre les robots, la multitude de ceux qui consentent à se vider de leur être – et leur âme, et leur identité – sur l’autel de l’idole matérielle ».
D’autres rééditions permettent encore de redécouvrir l’écrivain sensualiste, le chantre – qui fit scandale – des passions et des pulsions humaines : ainsi L’homme en amour a reparu aux éditions Seguier.
Cette rapide évocation des moyens disponibles pour relire Lemonnier ne pourrait s’achever sans qu’on évoque le travail accompli par la télévision. Guy Lejeune a réalisé récemment un film, Lettre à Camille Lemonnier, diffusé sur les ondes de la RTBF. C’est aussi à la RTBF qu’on devra l’initiative d’un grand banquet, à l’Hôtel de Ville de Bruxelles, qui rappellera celui qu’avaient organisé les auteurs de la « Jeune Belgique » le 27 mai 1883. Il s’agissait pour eux de marquer leur sympathie à l’égard de leur ainé et de protester contre le fait que le prix quinquennal de littérature n’avait pas été attribué à Un mâle, comme ils l’espéraient.
Grâce notamment à la lecture d’extraits des discours prononcés cent onze ans plus tôt, la manifestation prévue le 27 mai prochain rappellera le déroulement de la cérémonie initiale avec l’ambition de rassembler « 200 à 250 personnes (écrivains, artistes, peintres, critiques) constituant ‘toutes les forces vives de l’intelligence’ ». Faut-il y voir une revanche de l’histoire et le triomphe de l’Esprit sur l’État ou plutôt y lire le signe d’un déplacement symbolique, dans l’orbe du pouvoir, de la littérature au monde des médias ?
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°83 (1994)