« Résister, c’est vivre »
Pierre ANSAY, Gaston Lagaffe philosophe – Franquin, Deleuze et Spinoza, Couleur Livres, 2012
Pierre Ansay, philosophe atypique, nous fait partager un livre surprenant par son sujet, sa fraîcheur et le ton décalé de son propos. Gaston Lagaffe, nous le connaissons, les planches de Franquin nous font rire, nous voyons bien que le personnage, gaffeur, résiste au réel. Mais l’avons-nous déjà pris au sérieux ? Pour Ansay, prendre au sérieux un artiste, c’est avant tout tenter de discerner les chemins qu’il nous indique.
Avec l’aide de ses philosophes de chevet, Spinoza (auquel il a consacré un livre, il y a peu, chez le même éditeur) et Deleuze, Pierre Ansay, dénué de tout académisme, accompagne Gaston dans ses « expérimentations existentielles » et ses bricolages, pas si ratés que ça, afin de nous faire prendre conscience de l’importance du trouble-travail gastounesque et de la possibilité d’invention d’une vie meilleure, au sein d’un monde où, « la règle générale, c’est que le gros poisson mange le petit ».
Ce livre, aisé d’accès, qui tourne et retourne la notion de résistance, est publié à un moment opportun : tout va de mal en pis et nous ne savons plus comment faire face à la réalité, de plus en plus violente, qui nous entoure. En cela, Gaston, qui invente une stratégie de vie, a sans doute beaucoup à nous apprendre. Il ne s’agit pas de le suivre à la lettre, mais de réfléchir aux voies, ouvertes par lui, qui vont dans le sens d’une résistance quotidienne aux puissances mortifères.
L’image du héros véhicule une idéologie, des idéaux collectifs, les valeurs fondatrices d’un mode de vie. Gaston, considéré à l’inverse comme un anti-héros, peut être le symbole du contre-courant de la pensée dominante, affairée, qui capture le désir et, par ce fait-là, redevenir l’inspirateur d’une autre manière d’envisager le monde. En effet, ses inventions, ses rêveries, son anarchisme, son refus du travail inutile (une machine pourrait le faire), sa désobéissance civile, son art de la sieste, sont autant de marqueurs qui court-circuitent le système de l’entreprise Dupuis, tout en montrant les failles d’un système économique et social, ainsi que celles des rapports humains instrumentalisés.
Comme Pierre Ansay nous le montre dans ce beau livre, les échecs à répétition des inventions, les gags, le tracé des « lignes de fuite » de Gaston Lagaffe, constituent autant d’arrangements pour tenir le coup et poétiser une vie prise dans les mailles de la routine. L’adolescent Gaston inspire cette phrase à l’auteur : « Notre courage d’être, de vivre, de résister, c’est persister : ils ne nous auront pas. » Gaston, libérateur de possibilités, médecin qui fait ressortir les symptômes d’une entre-prise malade. C’est un grand rebelle, aux positions radicales, qu’Ansay met en relief, en perspective, en mots simples et denses.
Ce que perturbe Gaston, bien plus que l’organisation concrète de la société Dupuis, c’est notre manière d’être au monde, d’envisager celui-ci, et la façon de choisir nos alliés, au sein d’un tissu inextricable de rapports de force. Pierre Ansay développe tout cela avec Spinoza et Deleuze ; Spinoza, lui aussi médecin-philosophe, et Deleuze, qui ne cesse de nous rappeler à quel point la philosophie est concrète, ancrée dans notre quotidien. L’auteur de Gaston Lagaffe philosophe vient de réaliser un travail très ambitieux : rendre accessible et expliquer des dizaines de concepts deleuziens, de manière claire, à partir d’un personnage souvent catalogué comme « populaire ». Il rend par là sa dignité, à la fois à l’œuvre de Franquin, et à la philosophie.
Puisque, pour reprendre les mots de Deleuze, « philosopher, c’est nuire à la bêtise », le défit que s’est fixé Ansay est réussi : il nous montre comment Gaston Lagaffe nuit, profondément, à la bêtise des idées toutes faites et bien réglées, voire régulées. Qu’avoir pris au sérieux l’artiste Franquin et l’artisan Gaston – ou vice-versa – nous aide, si nous sommes attentifs, à inventer, à notre manière, une autre vie, ou une autre alliance avec la vie, qui nous permettraient de ne plus nous faire « capturer » en permanence.
Enfin, l’humour de Pierre Ansay, et surtout la liberté d’expression qui le caractérise, insufflent une joie réelle au lecteur. Cette joie est précieuse, et, une fois le livre refermé, nous retournons aux planches du bédéiste, nous rêvons un peu, en nous arrangeant de nos contraintes, mais nous pouvons aussi (re)découvrir Spinoza, Deleuze, et nous sentir moins seuls.
Eric Piette
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°177 (2013)