
Frans Willems,
Germaine Sneyers,
Marie Gevers et Paul
Dresse (écrivain et
époux de G. Sneyers)
au domaine de
Missembourg, en
juin 1943 (AML, FS55
00025/0011)
Votre critique a du poids parce que vous y mettez autant d’âme que de jugement et parce que votre jugement est élevé ; il l’est parce que vous placez la critique parmi les arts et que vous ne la considérez pas comme un simple jeu intellectuel où l’âme est absente, rien ne vit. Votre critique est vivante.[1]
Que peuvent apporter les archives d’un(e) critique à l’étude de la littérature ? Le fonds Germaine Sneyers, en cours d’inventaire aux AML, se révèle un parfait laboratoire pour aborder cette question. À côté de quelques manuscrits d’essais littéraires, il recèle deux ensembles tout à fait singuliers : d’une part la correspondance de quelque 150 auteurs belges et français, dont la plupart ont fait l’objet des chroniques ou articles de G. Sneyers ; d’autre part, d’abondants dossiers de coupures de presse. Cette chronique est l’occasion de se demander la valeur archivistique que revêt ce type de document : qu’a-t-on à faire, au fond, de ces centaines, de ces milliers de coupures qui peuplent les étagères de nos institutions patrimoniales ?
Docteure en Philosophie et Lettres, critique littéraire et essayiste, Germaine Sneyers (1907-1959) s’est imposée comme une figure importante des milieux intellectuels catholiques de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre. Engagée aux pages littéraires de La Revue générale (dès 1934) et au supplément dominical Le Vingtième artistique et littéraire (en 1935), elle a fait montre d’une grande indépendance de jugement dans l’exercice de son métier ; elle est (avec André Molitor et Henri Nicaise notamment) de cette génération de critiques qui entreprirent de dépoussiérer le ton des colonnes culturelles catholiques et de les ouvrir à des auteurs « non-orthodoxes » tels que Georges Bernanos ou François Mauriac. Elle s’est également distinguée par un effort tout particulier à faire connaître la littérature « féminine » de son temps, principalement Marguerite Yourcenar, Madeleine Bourdouxhe, France Adine, Marie Gevers et Madeleine Ley[2].
La correspondance reçue par la journaliste est une mine insoupçonnée d’informations : par-delà les remerciements empressés et les formules d’humilité (« le portrait que vous tracez de [moi] est infiniment trop bienveillant »[3]), tout un métadiscours se construit, où se dit le rapport de l’écrivain à sa propre fortune critique, l’attente anxieuse qu’elle peut susciter et le degré de dépendance à la validation du « métier ». De tels sentiments se devinent sous la plume de France Adine, qui remercie G. Sneyers d’avoir vanté la noblesse de ses romans : « J’aime tant qu’on les aime, qu’on les comprenne, qu’on se penche sur eux comme sur des êtres vivants »[4]. Ils s’affirment plus directement chez Marie Gevers, qui se réjouit de l’éloge que la critique a bien voulu donner de Plaisirs des météores (1938) :
Le trac me prend, de plus en plus, à chaque livre que je publie. Comme c’est curieux, n’est-ce pas ? Cette peur nerveuse, au moment où l’œuvre va toucher le public des lecteurs ? Votre article vient m’aider à l’apaiser. Je vous en suis très reconnaissante.[5]
La romancière poursuit d’une formule savoureusement complice : « Vous comprenez ce que j’ai voulu dire – donc c’est que je l’ai dit ». Manière de reconnaître la valeur instituante de la critique aux yeux du créateur, dont la parole n’existe véritablement que dès lors qu’elle est comprise. C’est dans le même sens que s’exprime Franz Hellens, au moment de remercier G. Sneyers de l’article qu’elle a consacré à Frédéric (1935), et dont une coupure lui est tout juste parvenue :
« Ce diable d’homme » n’a rien à objecter à ce que vous dites de lui […], rien non plus à l’appréciation (trop souvent élogieuse) de son œuvre. Vous la connaissez mieux que lui-même, et il s’étonne en constatant son ignorance, et le peu de cas qu’il fait de sa progéniture spirituelle. […] Merci de ce que vous m’avez appris sur moi-même et de l’aide que vous m’apportez à me connaître.[6]
La missive peut également être le lieu de se rendre justice et d’exposer le sens profond d’une démarche créatrice, lorsque la recension, explorant d’autres registres que le dithyrambe, s’est faite blessante ou contrariante. Tout en la remerciant d’un portrait flatteur qu’elle a publié dans Le vingtième Siècle à son sujet, Gevers prend ombrage des réserves que Sneyers émet à propos du Voyage de frère Jean (1935). Se disant pourtant ouverte aux objections de la profession (« Je les médite, j’en tire souvent profit – et même celles qui me semblent diamétralement opposées entre elles, je parviens souvent, en réfléchissant, à les faire concorder » [7]), elle est piquée à vif par un reproche de paresse :
Non, le voyage de Frère Jean n’est pas un peu bâclé – il est le fruit de deux pleines et fortes années de travail […] et il ne m’a pas été facile de m’arracher à cette veine qui avait du succès – j’aurais pu bien facilement continuer mes souvenirs d’enfance (Guldentop a été « récrit » d’après un ancien livre) […] Chère Germaine Sneyers, je n’ai pas ménagé, ni ma peine, ni mon travail, ni mon effort. Non. Le Voyage de Frère Jean ne fut pas « bâclé », même un peu, ni écrit d’une plume légère ni paresseuse – je vous le dis en toute sincérité.[8]
Charles Plisnier se donne lui aussi l’occasion d’une réparation, après la parution d’articles sur le deuxième volet de Meurtres, Le Retour du fils (1939). Ayant reçu, de la part de lecteurs indignés, six coupures du Vingtième Siècle (« C’est un peu votre faute : vous m’avez fait trop de place »[9]) et ainsi pris connaissance de la disgrâce (toute relative) prononcée par la critique, il adresse à celle-ci une lettre-fleuve : six pages d’une écriture aussi serrée qu’agitée, d’une ironie mordante. Sensible au souvenir des plaidoyers qu’elle écrivit à ses débuts (« je n’oublierai jamais la campagne ardente et éclatante que vous avez faite pour Mariages et les coups que cette campagne vous valut »), il la prie de lui fournir quelques « éclaircissements » dont son esprit aurait « grand besoin » : prétexte d’un détricotage en règle, par lequel l’écrivain réfute un à un les blâmes discrets de la journaliste (« Mais que voulez-vous dire par là ? Nul doute que j’ai grand profit à le savoir »). Bon prince, il reconnaît la prendre pour déversoir d’une bile qui la dépasse largement, visant plutôt le sérail de la critique conservatrice bruxelloise (Cassandre, La Nation belge, La Voix du Peuple etc.) qui l’aurait malmené des années durant, quand la presse étrangère l’encensait unanimement.
La Providence, me dis-je, est généreuse envers mon pays. Alors qu’elle ne donne à la France que des juges incapables, faibles ou aveugles – force m’est bien de le croire puisqu’ils me sont si propices – elle a placé à Bruxelles quelques esprits éclairés, incorruptibles, inflexibles, qui eux ne s’en laissent pas conter ! […] Français légers, Suisses légers, légers Anglais, pour qui les mots élogieux ont perdu tout leur sens et qui en galvaudent à faire pitié.[10]
À côté de ces trésors épistolaires, le fonds Germaine Sneyers déborde de ces fameuses coupures de presse : les traces de ses propres articles, indispensables pour comprendre son cheminement d’exégète ; celles de nombreuses « critiques de la critique », qui livrent à leur tour un précieux savoir sur le monde de la médiation littéraire. La journaliste du Vingtième Siècle a ainsi collecté méthodiquement, par l’intermédiaire des bureaux de presse (elle était semble-t-il abonnée à L’argus de la presse pour les périodiques français, à L’auxiliaire de la presse pour les journaux belges), tous les billets critiques la concernant. Des propos laudatifs en quantité – on saluait régulièrement sa « largeur de vues » et sa finesse d’analyse – mais aussi, et plus curieusement, un lot significatif de coups de semonce émanant de la presse catholique conservatrice. Si elle n’a été épargnée ni de Louis Charlier (La Libre Belgique) ni de Louis Bethléem (La Revue des lectures), ce sont en particulier les réquisitoires de Paul Halflants qui font l’objet de sa petite collection. Et pour cause : le signataire du virulent « Fichier du critique » de La Libre Belgique fut aussi son professeur à l’Université Saint-Louis – elle compte parmi les dix premières étudiantes diplômées de ces Facultés. Peinant visiblement à se départir de la position du maître, le chanoine sermonne la jeune femme à chaque fois qu’elle ose s’aventurer un cran hors du canon et favoriser des auteurs vus comme « pessimistes », « sulfureux » ou « immoraux » : ainsi lorsqu’elle soutient Franz Hellens (Frédéric), André Malraux (Temps du mépris), Henry de Montherlant (Pitié pour les femmes) ou Georges Bernanos (Nouvelle histoire de Mouchette). Il raille la fréquence des ses atermoiements, menus correctifs et autres « rectifications emberlificotées »[11], très typiques en effet de cette nouvelle critique qui, pour imposer son progressisme, doit montrer patte blanche et signaler qu’un éloge n’est pas une adhésion franche[12]. Des « réserves morales » de son ancienne élève, Halflants n’est pas dupe et perçoit le caractère tout rhétorique : « Décidément, mademoiselle, vous apportez une généreuse bonne volonté à “sentir”, à travers une infection qui rappelle (un peu !) cet abominable Voyage de Céline, “une âme faite pour la ferveur et l’adoration” »[13].
La campagne de diffamation entreprise par le clerc à l’égard de G. Sneyers, à qui il reconnaît des « circonstances atténuantes d’inconscience, d’inexpérience et d’étourderie »[14], atteindra deux points culminants. En janvier 1938, voyant sa consœur réexprimer sa faveur à Henry de Montherlant et à Charles Plisnier dans Le vingtième Siècle et La Revue générale, Halflants rugit :
Cette fois seulement ? Disons plutôt qu’elle les a dépassées [les bornes] sept fois. J’ai protesté six fois, et rien n’a changé. Non, je ne proteste plus. Le Vingtième siècleest d’une charité admirable à l’égard des corrupteurs littéraires. Il loue leur talent et leur style éblouissant et, à cause de ces qualités, il leur pardonne évangéliquement l’immoralité. Qu’avez-vous à lui reprocher ? Il défend, en premières pages, la saine doctrine, il y combat l’immoralité. Vous n’allez pas prétendre qu’en art et en littérature, la morale ait quelque chose à dire ?[15]
Et le sexagénaire de dénoncer les « trésors d’indulgence » que « Mlle » Sneyers et ses complices déploient pour venir au secours de ces romanciers « incroyants et libidineux », coupables d’une affolante « destruction de la famille » :
Un Plisnier dans Mariages, un Montherlant dans Pitié pour les femmes, avilissent la femme, lui enlèvent toute pudeur, la découronnent de l’auréole de la fidélité et de la maternité. […] Quand la dignité de la femme est bafouée, quand elle est représentée comme un objet de plaisir à rejeter dès que le plaisir est passé, il se trouve une femme pour s’extasier devant le style éblouissant de ce dévergondage ! Ces dames et ces jeunes filles qui, armées d’un exemplaire de Mariages, bourdonnaient l’autre jour comme un essaim d’abeilles autour de la table où le lauréat signait les volumes à tour de bras, quelle conception se formeront-elles du mariage quand elles auront sucé le poison de ce gros bouquin ? Quelle génération cela prépare-t-il ? Et la critique catholique se fait complice de cette démoralisation !
L’offensive trouve un relais enthousiaste dans la feuille pro-rexiste Le Pays réel, qui titre « Le Chanoine vigilant et la petite mondaine » et réduit G. Sneyers à un « bas-bleu du boulevard, qui se soucie plus de ses jarretelles et de son fond de teint que de la morale chrétienne »[16]. Le sexisme colore inévitablement l’opération de dénigrement, à une époque où les femmes critiques se comptent sur les doigts d’une main. À nouveau, G. Sneyers conserve la marque d’opprobre qui lui est indirectement adressée.
La campagne prend un tour plus agressif encore au moment de l’« affaire » des Roseaux noirs, du nom du premier livre de Marie-Thérèse Bodart qui fit scandale à la fin 1938, au motif qu’il était tout entier charpenté par les thèmes de l’adultère et de l’inceste et que son autrice enseignait dans un lycée pour jeunes filles. Germaine Sneyers ayant d’abord manifesté son vif enthousiasme pour le roman, Halflants se demande « à quelles horreurs impudiques doit descendre un auteur pour mériter la réprobation d’un critique » et craint que ses lecteurs ne soient suffisamment « immunisés » contre de telles inepties. La journaliste s’étant finalement ravisée et jointe au ballet de récriminations que s’attirent Les Roseaux noirs, il déclare :
Ne refusons pas l’absolution à la signataire d’une rétractation publique. Sans nous faire illusion, d’ailleurs : à la prochaine occasion, elle récidivera. Car ce qui lui manque, ce n’est pas la bonne volonté, c’est… la jugeotte. Il y eut trop d’antécédents, coupés de repentirs… Le premier mouvement de son cœur la porte vers les auteurs sombres et pessimistes, Mauriac, Bernanos, Montherlant, Plisnier, d’autres encore. Cette fois, la préface de Charles Plisnier l’aura médusée. Pour célébrer Les Roseaux noirs– ce sous-produit de Mariages – elle reprendrait ses hyperboles d’autrefois.[17]
Indices des querelles intestines qui divisèrent une presse catholique en plein processus d’ouverture doctrinale, ces billets nous renseignent utilement, au même titre que la correspondance de la critique, sur l’état du champ de la médiation littéraire au cœur des années 1930. Une chose est certaine, le fonds Germaine Sneyers s’annonce passionnant pour celles et ceux qui s’intéressent aux relations entre journalisme et littérature au 20e siècle. Mais une question demeure : pourquoi avoir si patiemment collecté et si précieusement conservé ces témoignages de rage journalistique, où la misogynie le dispute à la plus rude condescendance ? Germaine Sneyers s’en était-elle fait des sortes de galons ? Ou l’outil d’un exercice de pénitence, dans l’oscillation du plaisir littéraire et du devoir de décence qui l’animait ? La question demeurera sans doute.
Florence Huybrechts
Merci à Saskia Bursens et à Christophe Meurée pour leur aide précieuse dans la préparation de cette chronique.
[1] Franz HELLENS, Lettre à Germaine Sneyers, aut. s., 1er février 1934 (AML, ML 14908/0073/001).
[2] Voir Eliane GUBIN, Catherine JACQUES et Valérie PIETTE (sous la dir. de), Dictionnaire des femmes belges : XIXe et XXe siècles, Bruxelles, Racine, 2006, p. 506-508.
[3] Lettre de France Adine à Germaine Sneyers, aut. s., 24 juin 1934 (AML, ML 14908/0001/003).
[4] Ibid.
[5] Lettre de Marie Gevers à Germaine, aut. s., 16 décembre 1938 (AML, ML 14908/0068/015).
[6] Lettre de Franz Hellens à Germaine Sneyers, aut. s., 2 août 1936 (AML, ML 14908/0073/006).
[7] Lettre de Marie Gevers à Germaine Sneyers, aut. s., 26 octobre 1935 (AML, ML 14908/0068/007).
[8] Ibid.
[9] Lettre de Charles Plisnier à Germaine Sneyers, aut. s., 10 février 1940 (AML, ML 14908/0111/002).
[10] Ibid.
[11] Paul HALFLANTS, « Le fichier du critique », dans La Libre Belgique, 3 février 1938, p. 9 (coupure de presse, ML 14909).
[12] Voir à ce sujet Cécile VANDERPELEN-DIAGRE, Écrire en Belgique sous le regard de Dieu : la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres, Bruxelles, éditions Complexe-CEGES, 2004, p. 151-163.
[13] Paul HALFLANTS, « Franz Hellens et la critique catholique », dans La Libre Belgique, 11 août 1936, p. 8 (coupure de presse conservée sous la cote ML 14909).
[14] Paul HALFLANTS, « Le fichier du critique », dans La Libre Belgique, 20 janvier 1938, p. 9 (coupure de presse, ML 14909).
[15] Ibid.
[16] « Le Chanoine vigilant et la petite mondaine », dans Le pays réel, 26 janvier 1938 (coupure de presse, ML 14909).
[17] Paul HALFLANTS, « Le fichier du critique », dans La Libre Belgique, 8 décembre 1938, p. 9 (coupure de presse, ML 14909).
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°215 (2023) – série « Les Instantanés des AML »