Le pari de l’oiseau
André-Marcel ADAMEK, L’oiseau des morts, Castor astral, 1995
Lorsqu’il entama la rédaction de L’oiseau des morts, André-Marcel Adamek n’avait pas choisi la facilité. Il fallait un fou ou un poète pour oser se glisser dans la peau — et les plumes — d’une corneille, tenter d’y voir l’univers par ses yeux et trouver un ton pour l’exprimer qui ne verse pas dans le ridicule et ne rompe jamais le pacte avec le lecteur.
Sans souci des tics et des manies du prêt-à-lire habituel, Adamek est un écrivain audacieux, que n’effraient pas les sujets hors normes. Et il gagne pleinement ses paris littéraires. Quelques pages suffisent, en effet, pour qu’on se prenne au jeu de cette vie d’oiseau et qu’on suive les événements, au départ banals, qui la façonnent : « Dans notre race, le premier vol n’est pas initiatique. (…) C’est nous qui choisissons l’instant d’affronter le vide, ou plutôt qui subissons à un moment donné l’attrait irrésistible de l’espace. (…) Ma chute à moi, verticale comme celle d’une pierre, n’avait d’autres raisons qu’un excédent de graisse. » Se refusant à décrire un monde animalier replié sur lui-même — portrait critique mais implicite de la société des hommes — l’auteur utilise pertinemment les relations multiples que l’oiseau entretiendra avec ce qui ne semble, au départ, qu’une « étrange silhouette », comme « un arbre qui se serait mis en mouvement. » Cela ne réussit pas sans artifices puisque la corneille éprouve une étonnante attirance pour la compagnie des humains et qu’elle fait état, en outre, d’une conscience morale. Ces conventions admises, un univers se dessine donc, qui n’est plus le nôtre bien qu’on y fasse la guerre et l’amour, qu’on y mente et s’y trompe, qu’on y parvienne à aimer, parfois. Recueilli par le guérisseur Barbelune, l’oiseau-narrateur suit une lente initiation vers la compréhension du langage, savoir humain par excellence, savoir finalement « inutile » et qui sera porté « comme un fardeau ». Avec Barbelune, c’est tout un flot d’émotions, de gestes et de silences également signifiants qu’il faut disséquer, peu à peu, au fil des saisons. C’est une pulsion irrépressible vers Rosé, la servante jeune et fruste. C’est, enfin, un grand et éphémère amour pour Reine, une jeune femme malade que son art put guérir. Cette émouvante passion nous vaut d’ailleurs le seul dialogue du roman — et son seul passage franchement maladroit. A cette réserve près, Adamek n’a rien perdu de son talent de conteur, attentif aux senteurs et aux rumeurs de la terre et particulièrement habile à camper une époque révolue sans détails qui pèsent, sans précisions qui alourdissent au lieu d’éclairer. Le récit y gagne la grâce et l’étrangeté. Rien de futile, pourtant : l’auteur se pose en vrai moraliste, qui ne démontre ni ne force le trait.
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°89 (1995)