Chantal Akerman, Ma mère rit

Étiologie du mal-être

Chantal AKERMAN, Ma mère rit, Mercure de France, 2013

La 4e de couverture annonce un « autoportrait écrit à vif, dans la brûlure, l’intensité et la crudité du quotidien ». L’on sait ce que semblable dessein, nonobstant le talent et l’intelligence de l’écrivain, peut avoir d’ambigu, sinon même d’illusoire. Et l’on se demande si, mieux que d’autres, Chantal Akerman a pu éviter les pièges du genre – alors que son récit prend pour fil conducteur la relation de l’auteure à sa mère, thème biographique et romanesque abondamment exploité. Comment, sur la base d’un tel projet, en arriver à dire le vrai, ne pas s’empêtrer dans les clichés, les formules convenues, le règlement de comptes ? Or voici que, dès les premières pages, une parole peu à peu fraie son chemin sans lourdeur introspective, sans dramatisation, toute en phrases brèves, en notations apparemment anecdotiques, en souvenirs qui semblent frôler l’insignifiant. Une parole à bâtons rompus, égale, continue, économe en signes démarcatifs, de sorte que parfois l’on ne sait plus qui parle : « je bois une gorgée de vin. Ne renverse pas. Non. Les taches ne partent pas après. Je sais. Mais parfois elles partent ».

Les sentiments de la narratrice envers sa mère paraissent profondément ambivalents, mêlant entre autres rancœur et affection, mais la puissance du lien ne fait aucun doute, comme en témoigne la minutieuse attention que la première porte à la seconde, à son existence passée, à ses ennuis de santé, à ses manies, aux détails de sa vie quotidienne. D’où le portrait d’un être qui tente de compenser par une armure de convenances l’anxiété profonde qui le ronge. La pensée de la mort occupe ici une place prépondérante. Rescapée d’Auschwitz, âgée aujourd’hui de 85 ans malgré une épaule cassée, une grave opération du cœur, une embolie pulmonaire, la mère donne l’image d’une force peu commune, tandis qu’aujourd’hui sa fin approche. Tant bien que mal, sa fille s’efforce de se situer par rapport à cette vitalité d’une part, à cette menace d’autre part. Sans mari et sans enfant – elle est homosexuelle – elle se qualifie de « vieil enfant » qui n’a pas pu « se faire une vie », cherchant secours dans l’écriture et le cinéma. « Mais quand j’écris c’est encore sur elle et ce n’est pas une libération. »

Plusieurs photographies, de différents statuts, apportent au récit leur contrepoint : clichés de la petite enfance (« ma mère et moi », « ma sœur et moi », etc.), images extraites de films de l’auteure, quelques photos personnelles. Loin de se réduire à de simples illustrations, elles ont pour effet d’ouvrir le texte sur d’autres pans de la subjectivité, comme pour concourir au difficile travail d’élucidation… La question cruciale qui peu à peu se dessine, au gré du récit, est celle du rôle que le comportement de la mère a pu jouer dans l’origine du profond mal-être de sa fille, laquelle souffre d’insomnies, de crises d’angoisse, d’une maladie « chronique et cyclique » (sans doute la dépression), de pensées suicidaires, sans oublier une vie amoureuse quelque peu accidentée. L’on comprend que les attentes réciproques de l’une et de l’autre se sont trouvées déçues dans une large mesure. Or, depuis qu’elle a frôlé la mort et retrouvé la santé, la mère a changé d’attitude : « elle m’accepte comme je suis […]. C’était pas comme ça avant », la narratrice découvrant que la manière dont elle-même interprétait les choses était erronée.

Le plus important pour elle, désormais, est de lever cette chape d’incompréhension, et ceci l’amène à s’interroger sur le statut de la vérité. Vers la fin du livre, la mère déclare que la vie a gâté ses deux filles. « Moi je n’ai rien eu à part les camps », ajoute-t-elle, rappelant l’épisode d’Auschwitz. La narratrice estime que cette phrase relève non de « la » vérité objective, mais de « sa » vérité à elle, que l’affirmation est « terrible » et que, pourtant, mieux valait qu’elle fût dite… Le vrai n’émane donc pas d’un discours organisé, mais plutôt d’un surgissement imprévu, d’une cassure fugitive dans le discours-écran. Il peut se faire attendre très longtemps, bridé par l’épaisseur des semblants et des illusions. Son objet vise un aspect important des relations intimement vécues entre les êtres, et qui est souvent de l’ordre de la frustration, de la rancune, de la jalousie. Quant à son effet, l’on dirait une inspiration profondément vivifiante après une période de longue asphyxie… « On le sent dans les livres ou les films quand il y a de la vérité. Même quand elle reste obscure, surtout quand elle reste obscure. »

Daniel Laroche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 179 (2013)