Ivan Alechine ou les fulgurances de l’école buissonnière
Ivan ALECHINE, Oldies, Paris, Galilée, 152 p., 18 €
Exposition de photographies d’Ivan Alechine, « Buenos dias », jusqu’au 20 octobre au Salon d’art, rue de l’Hôtel des monnaies 81, 1060 Bruxelles.
Le début d’Oldies, livre rare et magnifique d’Ivan Alechine, s’ouvre, non sans appréhensions, par un retour sur les lieux de l’enfance. La maison familiale de Sauvagemont, dans le Brabant wallon, à une quarantaine de kilomètres de Bruxelles, accueille après la Seconde Guerre une communauté de femmes énergiques, anticonformistes et curieuses de tout, grand-mère, tantes et gouvernante. Le grand-père, médecin dans la capitale, vient prendre le thé et repart, mais a des liens précieux avec l’enfant. C’est à Sauvagemont qu’Ivan Alechine, né en 1952, fils aîné de Pierre et Micky Alechinsky, passe une partie de ses premières années.
« Il est fort probable que, oui, le déclencheur de ce livre ait été ce moment de retour dans le passé de façon si étrange, si soudaine, contre toute attente, qui a eu lieu à Sauvagemont en 2005 où, pendant quelques secondes, j’ai été projeté dans les années 60 – à l’heure de la rentrée des classes », commente Ivan Alechine. « Ma mémoire et le temps présent se confondirent en une sorte d’étincelle : des pans du passé tournaient en moi comme des sortes de bannières colorées. J’avais aimé de vivre, j’aimais encore de vivre… Il était temps de fédérer l’ensemble. Tenter de faire un anti-portrait de Dorian Gray. Dégager quelques principes de vie, pour faire vivre ce qui semblait ne plus être vivant, et vivre encore. »
Vivre encore : l’écriture d’Alechine fait merveille, entre émotion diffuse et sensations ravivées, pour restituer ces années décisives de l’éveil à la sensibilité. Ces premières pages ont figure de sésame pour l’auteur mais également pour le lecteur, embarqué dans le parcours d’une vie de funambule, tout à la fois erratique et sur le fil, emplie de fulgurances et de vertiges, et riche de rencontres que l’entourage buissonnier de son père amène naturellement. Dans le Paris des années 60, puis dans les campagnes du Vexin, où la famille occupe une ancienne école, Alechine découvre « l’indépendance du rire et de la pensée », rencontre de près des anciens de Cobra comme Asger Jorn, Christian Dotremont, Jean Raine, Reinhoud, mais aussi le jazzman Benoit Quersin, qui l’initie aux musiques africaines, les romanciers Charles Duits ou Christiane Rochefort, voisine de palier, le peintre et surréaliste Alberto Gironella qui lui ouvre les portes du Mexique, terre d’aventures.
Alechine réside au Mexique depuis trente ans, a traduit les Poèmes solaires du Mexicain Homero Aridjis (Mercure de France, 2009), et cet automne, montre à Bruxelles, des photographies de là-bas. « Devenu jeune homme, j’ai photographié mes errances, mes pertes, mes découvertes, mes éblouissements », explique Alechine. « En 1992, j’ai pris une carte de presse, au Mexique, pour une dizaine d’années, avec l’idée de diffuser mes photos, mais surtout mes articles. C’est seulement aujourd’hui, après la parution en 2010 de mon album Poca Luz, que je prends au sérieux mon travail de photographe comme moyen d’expression. Les photos que je présente au Salon d’Art font partie d’un nouvel ensemble en cours à propos des indiens Huichols, dans la Sierra Madre occidentale, chère à B. Traven, l’auteur du Trésor de la Sierra Madre. »
Dans Oldies, il est aussi question – mais sans aigreurs ni mauvaises querelles – des relations, souvent tumultueuses, qu’entretiennent un père célèbre, anticonformiste, à l’énergie titanesque, passionné d’Orient, et un fils admiratif qui, dans ce milieu largement ouvert à la peinture, au jazz, au cinéma, et aux expérimentations, doute de lui-même et peine à trouver sa place. Grand lecteur de Rimbaud, familier des surréalistes comme des marges de la littérature, l’adolescent fugueur court alors vers des paradis artificiels qui deviendront plus d’une fois des saisons en enfer. De trop rares publications depuis la fin des années 70 (et notamment Tapis et caries, chez Fata Morgana en 2006) jalonnent cet itinéraire d’un enfant de 60 ans, toujours ivre de liberté, mais qui a trouvé à l’expérimenter par des voies moins destructrices, sur d’autres continents. Avec un enjouement dans les mots élus, une grâce, à la fois sauvage et douce dans l’écriture, qui font de ce récit d’une époque le grand livre d’un poète.
Alain Delaunois
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 173 (2012)