Charles Solo et le roman populaire de guerre

Le spécialiste de la littérature populaire, Alfu, qui est aussi directeur d’Encrage Édition et responsable du Centre Rocambole, publie un très intéressant ouvrage sur les romanciers populaires dans la Grande Guerre. Il a, entre autres, découvert qu’un des auteurs les plus publiés dans les romans-feuilletons de guerre est belge : Charles Solo. C’est l’occasion de revenir sur le rôle particulier qu’a joué la littérature en une période de troubles et d’angoisses.

Le roman populaire atteint son apogée en France au début du 20e siècle, tant par les feuilletons paraissant dans la presse nationale et départementale que par les divers types d’éditions bon marché. Ce genre littéraire se caractérise entre autres par l’interactivité qui s’établit entre les « producteurs » (auteur et éditeur) et le lecteur. Celui-ci peut influencer de façon significative le déroulement du feuilleton. La force du roman populaire est d’être lié étroitement à l’actualité. Les auteurs, souvent également journalistes, sont très réceptifs aux préoccupations de leur public. Le roman populaire répond ainsi à une demande sociale, en tant que réceptacle des interrogations et des inquiétudes. Depuis le début du siècle, devant la montée des tensions internationales, des romans prennent pour objet le risque de guerre et anticipent celle-ci. La présence d’espions au service de l’Allemagne sert de ressort dramatique à de nombreux récits.

Le genre a ses règles : l’action principale se déroule le plus souvent dans la noblesse ou la haute bourgeoisie, même si les milieux populaires sont évoqués ; la dimension sentimentale est omniprésente ; les valeurs morales d’honneur, de sacrifice pour la patrie et de fidélité à sa famille sont essentielles (la trahison est alors le pire des crimes) ; les identités sont vacillantes, des personnages changent de nom et d’apparence, d’autres « ressuscitent » ; les coups de théâtre et rebondissements constituent la base de la trame narrative. Le roman populaire propose également un savoir, dans un équilibre régi par le précepte « éducation et récréation ».

Un instrument aux méthodes et fonctions éprouvées est ainsi prêt lorsqu’éclate la guerre. Le lecteur déboussolé et angoissé se tourne vers le roman populaire pour comprendre, obtenir des réponses et essayer de se rassurer. La presse et les éditeurs s’adaptent assez rapidement, entre autres aux nouvelles conditions de diffusion des journaux et de circulation de l’information. Et très vite, le genre s’adapte aussi et évolue vers ce qu’Alfu nomme le roman populaire de guerre. Très tôt donc, les lecteurs vont avoir accès à des fictions romanesques qui vont témoigner, décrire la réalité de la guerre, tenter de rassurer, mais aussi d’attiser le patriotisme et l’antigermanisme. Un aspect essentiel en est la haine de l’autre que ces écrits reflètent autant qu’ils façonnent. Le roman populaire de guerre participe réellement au conflit : il « joue un rôle important parce qu’il “fait” la guerre tout autant que les autres “armes” servant au conflit ». Il devient un moyen de lutte idéologique : « le vieux précepte “éducation et récréation” est désormais modifié en “propagande et distraction” ». « La principale force du “roman pour tous” demeure sa variété et sa capacité à transformer les affects, même les plus douloureux ».

Les trois quarts de la production ont lieu durant les deux premières années de guerre ; ensuite le rythme s’essouffle. Essentiellement parce que le roman populaire revêtant les caractéristiques du roman d’aventures, l’immobilité du front ne permet pas de varier beaucoup les situations.

D’autre part, le romancier ne connaît pas la fin de l’histoire. Le véritable point final ne peut être apposé. Quel camp l’emportera ? Dès lors, alors que le doute s’installe, quelle tonalité donner au roman ? Et, quand survient l’armistice, les inquiétudes disparaissent et le roman populaire de guerre avec elles. Il n’est pas fait pour passer à la postérité.

La conclusion d’Alfu pose une question intéressante. S’il trouve légitime de gommer des aspects de ce conflit et de trouver des excuses et des atténuations, il estime qu’« on risque de remplacer mentalement la guerre telle qu’elle s’est réellement déroulée par une guerre telle qu’on supporterait qu’elle ait pu être. Le roman populaire – indépendamment de son intérêt narratif qui, dans tous les cas, demeure – nous oblige à cette discipline de l’esprit consistant à accepter la réalité historique dans toute son horreur physique et mentale. » C’est ainsi que la fin de Sang maudit de Charles Solo serait choquante aujourd’hui.

Qui est donc Charles Solo ?

Il nait à Liège en 1868, fait paraître en Belgique des pièces de théâtre et des romans historiques ainsi qu’un roman d’anticipation. Il s’installe en France, apparemment vers 1905, et publie des feuilletons dans divers organes de presse. Après août 1914, c’est par la plume qu’il lutte et dénonce l’agression allemande en Belgique et les atrocités qui y sont commises. S’il n’est pas repris dans les quatre journaux nationaux, il est cependant l’auteur le plus publié dans la presse des départements, ce qui représente au total une diffusion supérieure à la presse nationale. Il meurt à Paris en 1919.

Quatre feuilletons de guerre paraissent : Aux avant-postes, à partir du 26 mai 1915 et repris en volume en 1917 sous le titre Fiancés devant la mort ; Dans les ruines de la Belgique, à partir du 30 décembre 1915, publié 17 fois et repris en volume en 1916 ; Les Cosaques de la mort, à partir du 20 février 1917 et repris en volume en 1918 ; Les Robinsons de Sambre-et-Meuse à partir du 16 novembre 1917 et réédité en deux livres, La folle de Dinant et Sang maudit en 1918.

Les Cosaques de la mort décrit le massacre des Arméniens, tandis que Aux avant-postes évoque la résistance de Liège, même si l’essentiel de l’action se déroule en France.

L’argument de Dans les ruines de la Belgique est l’invasion allemande et les « atrocités ». Une courte première partie évoque des faits d’espionnage dans les semaines précédant l’invasion. Les trois autres parties mettent chacune l’accent sur une ville martyre : Liège, Louvain et Termonde. En s’appuyant sur des témoignages et des rapports officiels, Solo décrit assez précisément des faits avérés, même s’il les inclut dans une trame romanesque. La folle de Dinant, première partie de Les Robinsons de Sambre-et-Meuse, reprend les aventures d’une petite unité française coupée de l’armée et témoin du massacre de Dinant. Là aussi, Solo délaisse parfois la plume du romancier pour inclure des rapports officiels. Sang maudit, deuxième partie du feuilleton, raconte l’évasion du groupe vers les Pays-Bas, en passant par Liège, occasion de décrire la brutalité de l’occupation allemande.

Il est étonnant de constater qu’un des romanciers populaires les plus diffusés en France est belge ; ses romans décrivent pourtant la situation et les drames vécus en Belgique, et cela jusqu’à la fin du conflit. Il est vrai que la guerre de tranchées que l’on connaît alors depuis plusieurs années est peu apte à servir de cadre au roman populaire qui est avant tout un roman d’aventures. Revenir à des épisodes de la guerre de mouvement permet de renouer avec les règles du genre. Mais peut-être faut-il aussi y voir une manière pour le public français d’entretenir et de relancer sa haine de l’ennemi.

Comme chez tous les romanciers populaires de guerre, l’antigermanisme de Solo est virulent, jouant dans le registre tragique lorsqu’il évoque les massacres, mais aussi dans celui de la caricature des personnages allemands, excessive mais souvent drôle dans sa formulation et ses images. Cet antigermanisme l’amène ainsi à faire mourir Denise, une des héroïnes de Sang maudit qui réunit pourtant bien des aspects d’une héroïne « positive » mais porte la tare fondamentale d’être fille d’un Allemand. Celui-ci a abusé de la crédulité de la mère de Denise. La jeune femme meurt en protégeant Alix, une « vraie » Belge, que l’Allemand voulait tuer.

Par contre, Solo ne reprend pas l’idée fort répandue chez d’autres de la guerre régénératrice. On peut supposer que sa situation d’exilé, surtout préoccupé par la souffrance des populations belges, le tient à l’écart de ce type de discours. Il met encore fortement l’accent sur la spoliation économique de la Belgique ; dans chacun des romans, un des principaux personnages négatifs est un agent de réquisition.

Dans ses romans, l’aventure prime ainsi que les intrigues amoureuses. Les idées de patriotisme, de fidélité familiale, d’amour, d’honnêteté, de rédemption (après trahison) sont formulées avec toute la rhétorique grandiloquente propre à l’époque et selon les techniques narratives éprouvées, coups de théâtre, rebondissements, situations inéluctables où l’on est amené à faire le contraire de ce que l’on voulait, situations paradoxales. La défaite ou l’échec sont toujours imputables à la trahison, suite à un piège odieux tendu par l’ennemi. Et à de très nombreuses reprises le lien sacré entre la France et la Belgique est réaffirmé. Solo ne néglige cependant pas une dimension d’humour qui apparaît à des moments de relâche dans l’intrigue.

L’accent est mis, dans cet article, sur la personne de Charles Solo, car il s’agit d’une découverte intéressante et significative. L’étude d’Alfu est cependant bien plus large. Suite à un dépouillement minutieux, l’historien de la littérature propose en deux tomes un panorama extrêmement riche de cette production littéraire de guerre. Après une intéressante introduction définissant bien les enjeux de ce genre, il présente, par ordre alphabétique, les auteurs populaires de guerre et décrit chacun de leurs livres. On découvre ainsi que les romanciers populaires les plus connus ont tous mis leur plume au service de la patrie.

Joseph Duhamel 

ALFU, Les tueurs de Boches. Les romanciers populaires dans la Grande Guerre, Encrage, 2 vol., 790 p.

Les feuilletons de Charles Solo ont été réédités en livres chez Tallandier entre 1916 et 1918, mais plus par la suite. Ils sont difficilement obtenables.


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 192 (octobre 2016)