Antigone sur les tables

bauchau antigone

Avant de recevoir le prix Rossel, Antigone, le roman ambitieux et lumineux d’Henry Bauchau, avait déjà été plébiscité par la critique, les libraires et le public belges. Dans cet ordre ou dans un autre, car il est devenu difficile de savoir d’où est parti ce succès si unanime. En France aussi, pays où pourtant aucun prix automnal n’est venu le couronner, l’accueil des libraires a été particulièrement chaleureux. Nous sommes allés à la rencontre de quelques-uns d’entre eux pour découvrir comment s’est traduit – professionnellement – leur enthousiasme. Nous n’avons pas opéré une étude sociologique, juste flâné d’un endroit à l’autre pour emmagasiner quelques impressions.

Depuis sa sortie, Antigone, occupe une place de choix dans de nombreuses librairies : en pile sur les tableaux, en pleine lumière dans les vitrines. Des photos d’Henry Bauchau sont souvent épinglées et des rencontres, des lectures, des signatures sont organisées.

Assez représentatif d’une part de la profession qui croit encore à la spécificité et à la force de la littérature, le groupement de libraires Initiales a choisi de défendre notamment Antigone dans sa plaquette de rentrée : « Lumières et Ténèbres, Lois de la Cité et Lois du Cœur, Pureté et Désobéissance… Que de lecture et de magie !! » Et encore : « L’écriture, voix pure et poétique, nous plonge dans la Tragédie… et peu à peu, on ralentit le rythme de la lecture… pour ne pas s’en séparer… Et, ô merveille… une fois le livre refermé, la musique ne nous quitte pas… »

Au mois de septembre, alors que nombre de ses collègues bougonnaient dans leurs rayonnages débordants d’ouvrages jetables, monsieur Doumène de L’Autre Rive à Nancy souriait, jubilait. Cette rentrée littéraire offrait un choix de bons livres pour tous les types de lecteurs. Il citait sans hésiter Antigone comme un coup de cœur ! « Dans une période aussi troublée que la nôtre, Henry Bauchau sait parler de nos origines. Il atteint la profondeur d’un Racine et des grands dramaturges du XVIIe siècle. Son livre est de toute évidence celui de toute une vie ». Trois mois plus tard, il en a vendu 135 exemplaires, espère atteindre le chiffre de deux cents alors qu’il n’en a même pas écoulé trente du dernier prix Goncourt ! Ce succès, il l’attribue à son métier (art, habileté et fonction) de libraire – Antigone n’est pas un livre qui, au départ, se vend tout seul –, mais aussi au charisme de l’auteur.

Nicole Rieme, de La Hune, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, a aussi été séduite par Bauchau. « Dès qu’il parle, qu’il aborde le thème du manque, il est aux antipodes de la société actuelle ». Dans un rire espiègle, elle ajoute que ce genre d’homme est rare dans le quartier.

Stéphane Michalon, de L’Arbre à Lettres (quartier Daguerre à Paris), se souvient, lui, du passage de Bauchau à l’émission Bouillon de culture où, face au philosophe Muchel Onfray, sa réserve et son absence d’arrogance ont joué en sa faveur. Lors de la visite du romancier à L’Arbre à Lettres, beaucoup de lecteurs(rices) s’étaient déplacé(e)s. Là encore, c’était le résultat d’un travail de fond. Depuis le début de l’été, une table présentait ses différents livres, même les plus rares. Dès que quelqu’un en achetait un, on l’invitait à la rencontre prévue à l’automne. Depuis, ces ouvrages sont toujours exposés et se vendent régulièrement, en particulier La déchirure et Œdipe sur la route.

À La Hune, ce sont les recueils de poésie et les rééditions de chez Labor qui ont trouvé d’heureux preneurs. Cette mise en place d’ouvrages parus en Belgique est due à la structure de diffusion et de distribution Wallonie-Bruxelles, émanant de la Promotion des Lettres belges. À la librairie qui lui est attenante, véritable vitrine de notre production littéraire, les livres de Bauchau se vendent assez peu parce qu’il est rarement perçu, par les lecteurs parisiens, comme un auteur belge.

Stéphane Michalon a remarqué que le lectorat d’Antigone était particulièrement féminin, qu’il venait du milieu « psy » mais surtout du grand public. Ce que confirment les autres libraires et les chiffres : Actes Sud annonce un total de 30.000 exemplaires vendus avant Noël, preuve que l’ouvrage trouve également des amateurs dans certaines grandes surfaces prétendues culturelles et qu’il bénéficie d’un effet de bouche à oreille. Bref, qu’aujourd’hui, il fait sa vie (presque) seul…

Avec cet exemple singulièrement marquant d’Antigone, nous nous rendons compte, s’il le fallait encore, que le métier de libraire reste indispensable à la vie des livres non marketés et qu’aucun système électronique marchand ne pourra le remplacer.

Michel Zumkir


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°101 (1998)