Antoine, boute en train pornolettriste

boute performanceSi Antoine Boute est déjà connu dans le milieu artistique bruxellois, ce jeune professeur (ERG, Saint Luc), écrivain, performeur, poète sonore, rocker bruitiste de trente-sept ans apparaît comme un punk dans le paysage littéraire belge. Retour sur deux de ses derniers romans ; S’enfonçant, spéculer et Les morts rigolos.

 J’ai une blague !

Résumer un livre d’Antoine Boute est une tâche ardue. Dans Les morts rigolos[1], dont le titre est aussi délirant que les chapitres qui le composent (Méduse power, L’étang-blague, Le grossiste en art et la mort…), c’est vraisemblablement l’auteur qui se met en scène dans le personnage du narrateur. Celui-ci annonce dès l’incipit qu’il nous racontera une blague. Il développe la blague tout au long du roman élaborant au passage une « révolution des enterrements » ; il s’agit de proposer aux gens, de leur vivant, la mise au point de funérailles personnalisées. Cette « blague » fait office de prolégomènes aux Morts rigolos, petite histoire hallucinée écrite avec ses enfants où deux policiers se battent avec les fantômes des gens qu’ils ont tués. Ce court récit est complété par des notes philosophiques écrites par l’auteur.

L’enjeu majeur de l’écriture de Boute se trouve dans le « déjouement ». Il affirme s’inspirer de Derrida[2] qui, par la déconstruction, déjouait non seulement les règles de la discipline philosophique mais aussi, selon Boute, les frontières entre philosophie, poésie et rire[3]. Il s’appuie sur une citation du philosophe tirée d’une interview : «un certain éclat de rire traverse presque tous mes textes ». Sur Derrida toujours, il affirme : « Derrida joue avec le dispositif de l’écriture, le met en jeu et le déjoue. »[4] Le projet de Boute est identique : il entend jouer, mettre en jeu et déjouer pêle-mêle la littérature, la poésie, la musique, la philosophie, la blague, la technologie, l’écologie, la vie, la mort… Programme ambitieux qui, semble-t-il ne pourra se faire que dans un processus expérimental.

boute les morts rigolosDans Les morts rigolos, le premier « déjouement » qu’on peut déceler, le plus évident de tous, se rencontre dès l’incipit : « J’ai une blague »[5]. Durant les cent-septante pages de prolégomènes, la blague sera érigée en système philosophique. Cette philosophie, il la sème au gré des pages de son livre, déjouant ainsi le roman lui-même en l’assimilant à une blague. Il déjoue également la blague elle-même en jouant avec les attentes des blagués : « – pardon, c’est une blague un peu longue, elle va durer pas mal de pages »[6].

Dès le départ, explique-t-il, la blague s’impose dans la matérialité de l’objet. Au « j’ai une blague » de l’incipit, affirmation qui, dans l’esprit du lecteur amène une histoire drôle mais brève, répond l’épaisseur du livre que nous tenons entre les mains. La blague est une histoire de décalage, elle puise dans l’inattendu. Tout au long du texte, le narrateur ne cesse de revenir sur sa mystérieuse blague, de nous assurer qu’il ne nous oublie pas, que la blague arrive, etc. Cette répétition au fil des pages alors que la blague ne vient pas et que le lecteur soupçonne depuis longtemps qu’il ne lui en sera servi aucune au sens traditionnel du terme amuse également. Comme le narrateur le dit : « c’est la forme de la blague qui actionne la farce par autoréférence »[7]. On ne rit pas, dans Les morts rigolos, au dénouement de l’histoire mais à son énonciation.

Le rire est aussi provoqué par le décalage entre le ton philosophique non orthodoxe du texte et l’essaimage de mots d’une banalité déconcertante (« tripotée », « ma madame », « no stress ») qui le ponctue. L’écrivain explique d’ailleurs qu’il puise son inspiration dans le langage « djeuns » qu’il rencontre sur internet ou sur les bancs des différentes écoles où il a enseigné.

Boute le dit : « mon inspiration n’est pas exclusivement littéraire mais vient aussi de la musique ». Une autre façon de déjouer la littérature, est de déterritorialiser son écriture et de la subjuguer par la sonorité. Issu du lettrisme, sous-branche de la poésie sonore, il déjoue la littéralité de son propre texte en le transformant en partition noise pour des performances alliant chant diphonique mongol et lecture proprement dite[8]. La forme que prend le texte sur les pages joue aussi sur l’oralité : « C’est un roman en apparence (on nous raconte une histoire), mais ça se dit une blague (on nous prévient), toutefois ça se présente comme un poème (ou en tout cas ça semble dit par un récitant, ça a l’air performé »[9].

Certains passages ne sont que des suite de mots sans continuité significative (« -le champ d’ocre une valse musclée le rose du flou gueule en épaule »[10]) et parfois c’est le mot lui-même qui est abandonné pour faire place à une suite de lettres qui évoquent des borborygmes (« MLAk Klak, k, A, nmM »[11]) . Il faut avoir vu les performances d’Antoine Boute pour comprendre que ces pages étranges font partie intégrante de l’ensemble. Il s’agit d’explorer des voies métalinguistiques pour intégrer ce qu’on pourrait appeler une distorsion dans le récit. Deux des enterrements expérimentaux imaginés dans Les Morts rigolos sont matière à musique ; celui d’une rock-star flamande[12], dont l’essence (par ses cheveux et ses phéromones) est capturée au moyen de capteurs et transformée en musique noise, et celui de l’artiste Joël Hubaut qui agonise sur des cordes de guitare gigantesques dont l’amplification perturbe l’équilibre géologique de la terre. Boute pousse ainsi son fantasme de transformer le livre en musique encore plus loin en appliquant la méthode à ses proches, personnages de roman devenus musique à leur tour.

Pour déjouer la littérature, l’auteur ne s’arrête pas à sa déterritorialisation. Il trouve un moyen innovant de mettre en jeu la question de style littéraire. Son roman le plus récent, S’enfonçant, spéculer[13]raconte l’histoire de Freddo, le narrateur, qui décide de se rendre en forêt dans le but de trouver l’inspiration pour rédiger un « polar expérimental ». Il y rencontre une mystérieuse femme qui lui demande de l’aider à trouver son fils qui serait coincé dans une armoire. Ils s’enfoncent davantage dans la forêt avant de pénétrer dans une étrange maison délabrée, repère d’artistes contemporains et de prostituées anarcho-autonomes. Tout au long de leur quête, le narrateur s’inspire de ce qu’il vit pour mettre au point son polar. Il s’agit donc d’un roman à tiroirs. Dans le polar, un tueur rencontre une femme après un meurtre et la convainc par un baratin philosophique de se jeter sous une rame de métro avec lui. Ils survivent tous deux à l’accident et conçoivent un enfant sur les rails. La femme reste dans un état végétatif à l’hôpital tandis que le dangereux psychopathe qui aura reçu des greffes de corps de loup élève l’enfant avec une meute de louveteaux dans une autre maison délabrée, en ville celle-ci. L’originalité de ce roman ne se trouve pas seulement dans son sujet, mais aussi dans son procédé énonciatif. Freddo, au lieu de donner, classiquement, les phrases de la future œuvre, choisit d’expliquer les effets que celle-ci devra avoir sur le lecteur : « Je veux que ces pages exhalent l’odeur du dénuement extrême, l’odeur de la pauvreté physique, de la faiblesse, de la misère de la chair charcutée. Pendant la lecture de toute cette scène de la fécondation de cette femme si belle et si intelligente par ce type si salaud et si absurdement créatif dans l’horreur, il faut que le lecteur sente ses jambes faiblir, il faut que la force lui quitte les bras et les mains, qu’il n’ait à la limite même plus le courage de tourner les pages de ce livre tellement son empathie et sa pitié pour cette femme sera grande. »[14]

boute s enfoncant speculer.pngL’intentionnalité prend la place du résultat de façon systématique dans la « narration » de ce polar. Il s’agit, en plus, de narration sans en être puisque Freddo ne fait que spéculer sur son futur roman sans rien mettre par écrit. L’auteur écrit un personnage qui narre des événements tout en imaginant  une histoire non existante puisque, dans la logique du récit, encore non écrite. Dans la réalité cette histoire existe, elle est imprimée sur les pages du livre S’enfonçant, spéculer mais dans le récit elle n’existe que dans la tête du narrateur. En procédant de la sorte, l’écrivain s’interroge et pousse la réflexion chez le lecteur de ce que l’acte de narration signifie.

En outre, le déjouement est un outil philosophique pour Antoine Boute. Il lui sert à penser le monde : « La vie aujourd’hui c’est quoi ? C’est la crise : la célèbre crise économique d’abord, qui fait qu’en Occident on réduit le concept de « vie » au concept de « pouvoir d’achat ». C’est la crise de la mort aussi : le monde occidental a un sérieux problème avec la mort : tout le monde est au courant mais tout le monde le refoule, raison pour laquelle ici on s’ennuie tellement pendant les enterrements. Et enfin c’est aussi la crise de l’art : le grand public, le tout public se désintéresse complètement de l’art, nul doute possible là-dessus. Si on révolutionnait les enterrements, se dit-on dans Les morts rigolos, on résoudrait ces trois crises d’un coup. »[15]

L’idée des  « pfEX » ; les pompes funèbres expérimentales, dans Les morts rigolos, est un jeu. Le principe en est le même ; les personnages expérimentent, laissent libre cours à leur imagination, inventent leurs propres règles, etc. En jouant avec leurs morts, ils déjouent le problème de la mort qui est son refoulement et se la réapproprient complètement. Boute évoque ainsi le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Le corbillard équipé d’un parlophone diffusant de la musique triste (une version de Gloomy Sunday par Diamanda Galás) et des messages rappelant aux passants leur mortalité, ou l’équipe de beaux jeunes gens qui font de la pub pour l’entreprise de pompes funèbres auprès des estivants, ont pour mission de secouer les gens pour les débarrasser de leurs refoulements. Il invente une nouvelle forme de memento mori artistique de masse. L’objectif est que l’art contemporain ne soit plus un divertissement réservé à une élite mais une révolution tout public, intrinsèque à la vie et à la mort des gens.

Outre la langue, le roman, la musique, etc. Boute met en jeu un certain nombre de problématiques modernes. La nature est un élément très important pour lui. Il vit d’ailleurs à l’orée d’une forêt et c’est là qu’il s’entraine au chant diphonique, qu’il organise des carnavals expérimentaux, qu’il entre en transe, etc. C’est dans une forêt que se déclenche l’histoire des deux romans. Dans Les morts rigolos, tout au long du récit il sera fait référence au retour à la terre et à l’écologie. Boute veut du bio certes mais du bio hardcore. Sa vision de l’écologie ne fait pas le jeu de la tendance générale qu’il juge trop douce : « Ce qui « sauve » c’est donc ce qui est « sauvage », d’une certaine manière : sauvage par rapport à la domestication résignée, angoissée, dépendante. Par « sauvage » j’imagine une sorte de tension vers des intelligences de type animales »[16].

Le retour à la terre opéré par Boute est organique et sensuel. Il s’agit de toucher, de sentir la matière et de s’approcher de l’état animal par une sorte de transe[17].

La technologie vient ensuite agrandir le rang des domaines déjoués par l’écrivain expérimental. Comme William S. Burroughs l’avait fait avant lui avec la biologie et la chimie, Boute invente une technologie qui a une apparence de plausibilité. Celle-ci, à coup de jargon ou d’argument d’autorité ( « équipe de scientifiques hyper qualifiés, les meilleurs du moment »[18]) se met au service de projets complètement absurde. Le propre de la technologie étant son exactitude et sa précision, c’est la travestir complètement que de la prétendre compatible avec les enterrements expérimentaux des pfEX. Il participe également de la blague d’imaginer les « meilleurs scientifiques du moment » délaisser leurs travaux pour se mettre au service de délires mégalomaniaque d’un artiste-croque-mort. Néanmoins, les dispositifs décrits ont l’air théoriquement concevables; on sait, par exemple, que l’enterrement de Joël Hubaut sur ses cordes de guitare est impossible mais on se prend à l’imaginer avec beaucoup de clarté. Il y a une sorte de brouillage des frontières entre possible et impossible et c’est là tout le but recherché par Boute.

Enfin, c’est de son propre réel que joue Antoine Boute. L’enterrement-parc aquatique, par exemple, puise son origine dans un moment de déprime où l’auteur se trouvait, dépité, à accompagner ses enfants au parc Aqualibi. Il puise de cette anecdote l’image poétique de piscines remplies de larmes. De plus, toutes les personnes qui passent par les services des « pfEX » sont des proches de l’auteur qui ont, à un moment ou à un autre, influencé son rapport au langage.  Il convoque son quotidien, sa famille, les gens qu’il côtoie tous les jours pour les transformer en personnage de roman expérimental. À partir de là, il trouve le point de départ pour philosopher, de manière anti-conventionnelle, littéraire et poétique, sur différents aspects de son existence.

On l’aura compris, avec Antoine Boute on joue, on déjoue, on blague et on rit. Ceux qui ne comprennent pas parlent parfois de masturbation intellectuelle. Si l’on déjouait cette expression, on pourrait l’accepter car l’écriture d’Antoine Boute est hautement cérébrale et diablement jouissive.

Nicolas Dykmans


[1] Antoine BOUTE, Les morts rigolos, Paris, Les petits matins, coll. « Les grands soirs », 2014.
[2] Voir le blog d’Antoine Boute.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Antoine BOUTE, Les morts rigolos, p. 11.
[6] Ibid,, p. 23.
[7] Ibid, p.168.
[8] Voir les nombreuses vidéos de lectures-performances disponibles sur internet.
[9] Christophe CARO, « Funérailles pour une blague : Boute »,  article publié le 28 mai 2014 sur le blog Le clavier cannibale.
[10] Antoine BOUTE, Les morts rigolos, p.160.
[11] Ibid., p.20.
[12] Il s’agit de son ami Mauro Pawlowski, guitariste du groupe dEUS.
[13] Antoine BOUTE, S’enfonçant, spéculer, Bruxelles, ONLiT, 2015.
[14] Ibid., p. 28.
[15] RATTRAPER LA LANGUE, « Antoine Boute veut des morts rigolos », article publié le 12 novembre 2014 sur Ventscontraires.net.
[16] Ibid.
[17] Voir aussi la performance « Opération perte totale » avec Madely Schott.
[18]Antoine BOUTE, Les morts rigolos, p. 72.


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Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 189 (janvier-mars 2016)