Vivre sa vie, tous sens dehors
Jan BAETENS, Vivre sa vie, Espace Nord, 2014
Jan Baetens a publié une quinzaine de recueils en une quinzaine d’années. Ces jours-ci, sort, chez Espace Nord, une anthologie reprenant l’entièreté de deux de ces recueils, Autres nuages et Vivre sa vie, ainsi que de larges extraits de deux autres, Cent ans de bande dessinée et Cent fois sur le métier. Belle occasion de se pencher sur le parcours d’un de nos plus discrets et singuliers poètes. D’autant plus que, ô joie, outre l’habituelle analyse de l’œuvre en fin de volume, cette anthologie est émaillée de prises de position de l’auteur quant à la poésie, la langue française, et que la postface de Sémir Badir à Vivre sa vie y est entièrement reproduite !
Ce qui ressort de tout cela ? À mes yeux, une position très particulière dans le champ de la poésie contemporaine française. Jan Baetens n’y appartient, à proprement parlé, à aucune chapelle. Bien sûr, il ne vient pas de nulle part. Si Ponge et Queneau comptent parmi ses ancêtres, ses frères et sœurs ne sont pourtant pas à chercher dans la poésie contemporaine française. On les trouverait plutôt du côté de la production anglo-saxonne, voire américaine. En résumé, et pour nous tenir à quelques courants dominants de notre époque, Baetens n’est : ni un poète sonore ou performatifs, ni un lyrique mettant en scène un « je » exacerbé, ni – et surtout pas ! – un de ces poètes philosophes dits « minimalistes », ni l’un de ceux qui écrit sans cesse sur la langue.
Alors, Baetens, c’est qui ?, c’est quoi ?
Eh bien, Baetens, c’est avant tout un poète de l’objet. Focalisé sur les minuscules objets du monde. Ceux qui ne comptent pas. Restent dans la marge des images. Un bruit. Une coiffure. La couleur d’une robe. Une conversation banale et quotidienne. Chaque recueil poursuit le même but : tourner, épuiser par de multiples variations, angles d’approche et formes poétiques, un objet simple et quotidien du monde. Cela peut être un film, comme dans Vivre sa vie ; le basket-ball, comme dans Slam ! ; le travail, comme dans Cent fois sur le métier, etc.
Pas de « grandes affaires » donc, dans les poèmes de Baetens. Pas de « grands thèmes si éternellement poétiques ». Il faut dire que traiter de « grands thèmes» reviendrait, peu ou prou, à laisser le sujet – en gros, le « moi de l’auteur » – s’exprimer. Tout le contraire de ce que, poète discret, Baetens désire : s’engager du côté du monde et de ses objets. Leur laisser radicalement la part belle.
Cela veut dire ? Une fois mise de côté l’insupportable présence de l’auteur, concevoir des poèmes comme des objets voués à laisser, si possible, toute la place aux discrets objets du monde.
Cela veut dire ? User de stratégies mettant discrètement de côté l’envahissant ego. Ralentir l’écriture et son tempo, par exemple. Les contraindre. Contrairement à ce que croient, naïvement, les adversaires des contraintes d’écriture, celles-ci ne sont pas des jeux. On ne choisit ni n’invente pour « le fun » les contraintes qu’on se donne. Baetens écrit en vers plutôt qu’en prose. En français plutôt qu’en néerlandais. En poèmes « formatés » (sonnets, tétrasyllabes, en strophes diminuées, en vers répétés, etc.) plutôt qu’en vers libres. Ce faisant, Baetens ralentit le tempo. S’oblige ainsi à se focaliser sur un problème « technique » plutôt que sur la question d’un « moi » à exprimer.
Cela veut dire que c’est sans âme, sans émotion ? Non. La « prouesse technique » n’est pas un but en soi. Pas pour rien que, souvent, les vers de Baetens sont « bancals ». Ne respectent pas les contraintes au pied de la lettre. Pas pour rien non plus que, le temps passant, Baetens allège son « système » de contraintes. Le but premier est de se focaliser sur l’objet. De mettre en lumière, sans morale, sans leçon, ce qui, dans le monde, n’est jamais vu. Entendu. Un détail oublié. Le but premier est de nous proposer discrètement un détour. De ne pas nous laisser emporter par ce qui, en tonitruant, cherche à capter notre attention. De voir, dans les marges des images, des cœurs battre. Des corps bouger. Des objets vivre une vie, belle et légère.
Alors, Jan Baetens, c’est qui ? Un poète qui, délibérément, se situe à la marge de la marge. Pratiquant d’un genre littéraire négligé de nos jours. Fabricant d’objets, qui, en toute discrétion mais de façon radicale et têtue, nous donne à lire et à sentir, tous sens dehors, comment il traverse le monde et vit sa vie.
Jan Baetens, le plus libre des poètes que je connaisse.
Vincent Tholomé
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 183 (2014)