Bande dessinée et cinéma : une longue, tumultueuse mais prometteuse histoire d’amour

spielberg tintin

Tintin et le capitaine Haddock filmés par Steven Spielberg

Si dans la grille de classification des arts, les cases 7 et 9 sont distantes et distinctes, dans leur histoire, il n’en est rien ! En effet, le septième art – le cinéma – et le neuvième art – la bande dessinée – se mêlent dès leurs origines. Les pionniers du dessin animé étaient des dessinateurs reconnus en leur temps ! Ou devrait-on dire que les pionniers de la bande dessinée firent partie des premiers réalisateurs de l’histoire du cinéma d’animation ? Revenons sur ce qui unit les deux arts, ce qu’il s’est passé en Amérique et en Europe tout au long du siècle passé pour enfin parler de l’ici et maintenant : les adaptations belges de bande dessinée au cinéma et leur avenir prometteur.

Une aventure séduisante 

Les adaptations cinématographiques de bande dessinée se multiplient jusqu’à paraître l’incontournable suite logique d’un album à succès. Il est vrai que le passage d’un médium à l’autre se révèle séduisant au vu des procédés communs  qui entrent dans leur conception : deux arts séquentiels où se juxtaposent différents niveaux narratifs ayant recours au symbolisme ou à la métaphore pour exprimer des idées abstraites, des sentiments ou des émotions, et où l’image est langage. Toutefois, il serait trop simpliste de croire en l’idée reçue qu’une bande dessinée est le story-board d’un film, car si ces deux médias utilisent un même langage, leur grammaire est différente.  Si le cinéma apporte à la bande dessinée le son et le mouvement, cela doit se faire avec prudence et rester en harmonie avec l’univers graphique initial. L’âme des personnages doit être respectée pour que l’adaptation soit un succès. En outre, le rapport au temps de narration change lui aussi lorsqu’il y a adaptation. Alors que le lecteur était roi et lisait une BD à son rythme, s’attardant sur l’une ou l’autre planche ou revenant en arrière à l’envi, le réalisateur lui impose maintenant sa loi par le tempo du montage qu’il choisit. Adapter une bande dessinée au cinéma est un moyen certain de réjouir un public de lecteurs conquis et d’élargir ce public en rendant l’œuvre accessible à un plus grand nombre, mais une bonne adaptation demande du génie, de la technique et surtout, du respect pour l’œuvre initiale.

Au commencement, ça se passe ailleurs 

Outre-Atlantique : la bande-dessinée et le cinéma se rencontrent dès leurs premiers pas puisque l’un des pionniers dans les deux domaines, Winsor McCay, réalise en 1911 déjà l’un des premiers dessins animés américains à partir de la célèbre bande dessinée Little Nemo in Slumberland dont il est l’auteur.  Si la démarche de McCay s’inscrit bien dans l’innovation artistique, la suite aux USA visera surtout la rentabilité d’une opération à faible risque. Ainsi, à la manière des périodiques fidélisant leurs lecteurs grâce à l’insertion entre leurs pages de daily strips et Sunday strips (les deux grandes branches à l’origine des comics strips ou comics, termes désignant aujourd’hui le genre de la bande dessinée aux USA), les maisons de production et les cinémas voient un bon moyen de fidéliser leurs spectateurs en diffusant chaque semaine, avant le film, un feuilleton (serial) souvent adapté d’un comics. Ainsi apparaissent à l’écran Flash Gordon, Captain America ou encore Batman, héros bien connus et têtes d’affiches récurrentes, en Europe également. Que les afficionados des super-héros US se réjouissent, les productions DC Comics et Marvel sont planifiées jusqu’en 2020.

Les débuts, de ce côté de l’Atlantique

En Europe, l’histoire du dessin animé commence plus ou moins au même moment qu’en Amérique avec le Français Emile Cohl, un célèbre caricaturiste qui puise dans ses propres travaux dessinés pour réaliser ses premiers films animés : les deux mondes communiquent dès leurs débuts ici aussi. Mais faisons un bond dans le temps, passons les prémisses des deux arts pour observer ce qu’il arrive aux héros de la bande dessinée de l’école franco-belge dite classique dès la deuxième moitié du XXe siècle. Car nos reporters, petits hommes bleus ou cowboys solitaires s’animent sur nos écrans et s’exportent dans les salles du monde entier depuis de nombreuses années eux aussi. S’animent, c’est le mot puisque les premiers transferts d’un médium à l’autre se sont faits sous la forme du dessin animé. L’une des caractéristiques les plus marquantes des héros de BD étant leur physique aux traits souvent exagérés qui leur donnent cet aspect caricatural cher aux lecteurs, une adaptation en images réelles avec des acteurs ressemblant plus ou moins aux personnages qu’ils incarnent semble trop risquée. Nous rappelons ici les premières animations de Tintin en 1947 dans Le Crabe aux pinces d’or (film d’animation réalisé avec des poupées de chiffon par Claude Misonne), des Schtroumpfs en 1965 dans Les Aventures des Schtroumpfs (cinq épisodes en noir et blanc adaptés des albums par Eddy Ryssack et Maurice Rosy), d’Astérix et Obélix par Ray Goossens pour Dargaud et Belvision en 1967 avec Astérix le Gaulois et de Lucky Luke par ses scénariste et dessinateur René Goscinny et Morris en 1971 dans Daisy Town aux Studios Belvision. Le recours à l’animation semble donc être le moyen le plus aisé de donner la vie aux personnages de papier, mais grâce à la performance de Jean-Pierre Talbot, les fans de notre reporter national ont quand même eu la chance de voir Tintin « en chair et en os » très vite à l’écran dans Tintin et le mystère de la Toison d’or en 1961 et Tintin et les oranges bleues en 1964, respectivement par les réalisateurs Jean-Jacques Vierne et Philippe Condroyer via l’Alliance de Production cinématographique. Qu’il s’agisse de dessins animés dans lesquels évoluent les personnages dessinés ou de films en images réelles dans lesquels les acteurs se griment pour représenter au mieux les personnages, la machine était lancée !

De retour en Amérique, un peu plus tard 

spileberg le secret de la licorne affiche filmL’évolution technologique aidant, une infinité de possibilités nouvelles se sont offertes aux réalisateurs. Ainsi sont apparus des films aux acteurs hybrides à la fois en 3D et en 2D. Nous citerons ici l’hollywoodien Les Schtroumpfs (The Smurfs aux studios Columbia Pictures et Sony Pictures Animations) de Raja Gosnell sorti en 2011 et dans lequel un Gargamel en chair (l’acteur Hank Azaria) se lance à la poursuite de petits hommes bleus virtuels. Et nous rappellerons que ce n’est qu’après 30 ans de réflexion que Steven Spielberg s’est dit séduit par la nouvelle technique de la performance capture proposée par Peter Jackson pour reproduire fidèlement le monde imaginé par Hergé et adapter enfin au cinéma le diptyque Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le rouge dans Les Aventures de Tintin : le secret de la Licorne sorti en 2012. Le passage des effets spéciaux classiques aux effets numériques a donc été décisif. Notons qu’une technique nouvelle ne supplante pas forcément une ancienne, et que depuis quelques années, de plus en plus de procédés d’animation apparaissent et cohabitent sous le nom générique de film d’animation.

Au même moment, en France 

Si Tintin et les Schtroumpfs sont belges, les réalisateurs des films cités ci-dessus ne le sont pas. On note en effet une tendance des maisons de production étrangères à « récupérer » nos héros de bande dessinée récurrents. Cela peut se passer pour la raison la plus noble : un réalisateur étranger connaît et apprécie un héros de l’école franco-belge et décide d’en acheter les droits d’adaptation avec le rêve d’en reproduire  fidèlement l’univers au cinéma, comme ce fut le cas de Spielberg à qui Hergé accordait toute sa confiance. Les critiques sont mitigés quant au caractère fidèle de la restitution, mais suite à un échange épistolaire avec le réalisateur américain, Hergé confie à un ami : « Je sais que je risque de ne pas reconnaître mes personnages, mais Spielberg est un créateur et je veux lui accorder ma confiance ». Toutefois, on parle plus souvent du côté « poule aux œufs d’or » qui séduit notamment nos voisins français. En effet, suite au succès d’un Astérix et Obélix, mission Cléopâtre adapté au cinéma par Alain Chabat en 2002 (14 millions d’entrées en France) ou  du Petit Nicolas porté à l’écran par Laurent Tirard en 2009 (5 millions et demi d’entrées en France), les maisons de production françaises sont convaincues que le filon est à creuser ; et il leur suffit de tendre la main (et le portefeuille) vers le patrimoine du pays d’à côté. Ils en ont les moyens et tout à y gagner puisqu’adapter une bande dessinée au cinéma vise un public conquis, susceptible de devenir consommateur de l’adaptation. Notons qu’aux amateurs de la bande dessinée, s’ajoutent un potentiellement très large public n’ayant pas encore eu l’occasion de découvrir l’univers de la BD et voyant dans le film une façon détournée d’y parvenir ; mais aussi une part de cinéphiles désireux de découvrir une nouvelle œuvre quelle qu’en soit l’origine. Si ce potentiel public élargi est du pain bénit pour les maisons de production, c’est également une aubaine pour les auteurs de bandes dessinées qui, de cette façon, ont la possibilité de diffuser plus largement leurs œuvres. Ainsi, en un peu plus de 10 ans seulement, sont passés à l’écran, avec des fortunes diverses, la plupart de nos héros franco-belges : le Marsupilami, L’Elève Ducobu, Boule et Bill, Blueberry, Largo Winch, Iznogoud, Lucky Luke, et récemment Benoît Brisefer. Il semblerait qu’à l’instar des super maisons de production américaines, les producteurs français aient pris le parti de tourner ces films en images réelles et se soient détournés du film d’animation, a priori moins destiné à fournir des blockbusters. De plus, ces personnages ne sont pas les héros d’un album unique mais de toute une série d’aventures ; si le premier opus a plu, une suite est facilement envisageable et certainement rentable pour les maisons de production. Aucune raison pour elles de s’arrêter en si bon chemin ; l’avenir des piliers de la bande dessinée franco-belge dans les salles obscures est donc assuré, même s’il fera plus souvent le bonheur des enfants que de leurs parents.

L’édition franco-belge, un vent de changement 

Aujourd’hui, il est virtuellement possible de conférer le mouvement à n’importe quel style esthétique grâce à l’évolution des technologies de création et de production dans le domaine des arts graphiques ; et si les techniques de base de l’animation restent les mêmes, chaque mise en œuvre est spécifique au projet concerné, ce qui confère à toute adaptation d’œuvre graphique originale un statut de « quasi-prototype ». Les auteurs de la nouvelle génération de la bande dessinée ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de se lancer dans de nouvelles expériences. Cette nouvelle génération se trouve être l’héritière des grands changements opérés lors du tournant des années 80 par le monde éditorial de la bande dessinée. Suite à l’émergence des graphic novels aux USA où Will Eisner est le premier à insérer l’appellation sur la couverture d’une de ses œuvres (A contract with God and Other Tenement Stories parue en 1978 chez Baronnet), il y a du mouvement dans le paysage mondial de l’édition de la bande dessinée. Pour rappel, le genre du graphic novel est né en contestation des comics et cherchait à se frayer un chemin vers les tables des librairies générales en proposant, à l’origine, des ouvrages se différenciant de la production de bande dessinée courante tant par le contenu (des œuvres plus confidentielles ancrées dans une réalité sociale et destinées à un public adulte) que par la forme (un format plus petit, une couverture souple, le refus de la couleur, un plus grand nombre de pages, une mise en page différente où le rapport entre texte et dessin est plus libre). La scène éditoriale franco-belge ayant sous-estimé le genre a mal négocié ce tournant et s’est trouvée à la traîne, préférant se cantonner dans l’édition des bandes dessinées « classiques ».  L’adjectif se réfère ici au formatage progressif de la bande dessinée francophone au format 48CC (comme l’a baptisée Jean-Christophe Menu de L’Association pour 48 pages cartonné en couleurs) qui répondait aux lois du marché : en produisant des œuvres standardisées et uniformes, au contenu politiquement correct et tout public, fidélisant le lectorat grâce à la publication d’une série autour d’un même héros, les maisons d’édition minimisaient la prise de risque et étaient certaines d’engranger du profit. Certains se sont pourtant lassés de cette conformité et des maisons d’édition dites « indépendantes »  ou « alternatives » sont nées et ont laissé la chance aux auteurs d’œuvres plus personnelles, plus « artisanales » de rencontrer un public différent de celui habituellement lecteur de bande dessinée. Ainsi sont apparus sur la scène franco-belge d’une part, le genre du roman graphique et d’autre part, des labels alternatifs tels que Futuropolis, L’Association, Ego comme x, Les Requins Marteaux, le Frémok … et de nouvelles collections au sein des grandes maisons d’édition qui se sont tardivement repositionnées.

Dans les salles de cinéma, du changement également, l’exemple de Persepolis

Marjane Satrapi

Marjane Satrapi ©Maria Ortiz

A l’instar du monde éditorial, le cinéma s’intéresse lui aussi depuis une dizaine d’années au roman graphique. Le succès de l’adaptation cinématographique d’un roman graphique a été démontré en 2007 avec l’adaptation de Persepolis (quatre volumes édités entre 2000 et 2003 par L’Association) de Marjane Satrapi qu’elle a elle-même coproduite avec Vincent Paronnaud (aussi connu sous le nom de plume de Winshluss) et qui a connu pas moins de 28 nominations dans des festivals prestigieux et a remporté 11 prix (nous citerons le Prix du jury au Festival de Cannes en 2007, les Césars de la meilleure première œuvre et de la meilleure adaptation en 2008). L’œuvre, par sa qualité tant dans sa version papier qu’animée et par l’importance de son rôle dans l’histoire des adaptations de la bande dessinée contemporaine au cinéma, mérite que nous nous y attardions. Persepolis, c’est le récit autobiographique de Marjane, née en 1969 en Iran dans une famille moderne et cultivée qui assiste aux troubles qui vont mener à la révolution islamique et à la chute du Chah en 1979. Elle sera envoyée en Autriche pour poursuivre ses études en sécurité. C’est un journal de bord au graphisme simple mais percutant dans lequel sont décrits tous ces événements poignants sur un ton drôle et triste à la fois qui restera gravé dans l’esprit de lecteurs du monde entier puisqu’il a été traduit en une vingtaine de langues déjà. Des images en noir et blanc, un humour féroce pour questionner une société sur des thèmes aussi divers que l’enfance, la politique, la religion, l’exil, l’adolescence et la recherche d’identité. Persepolis, c’est aussi une histoire de premières. Première bande dessinée d’un(e) auteur(e) iranien(ne) mais aussi première autobiographie animée. Afin de porter son autobiographie à l’écran, Marjane Satrapi s’est alliée au bédéiste Vincent Paronnaud et à une équipe de pas moins de 90 personnes. Il lui a fallu 3  ans et 80.000 dessins pour transposer, sans effets spéciaux mais avec des voix de stars (Catherine Deneuve, Chiara Mastroianni, Danielle Darrieux…), son histoire au cinéma : sa bande dessinée n’étant pas le story-board du film, il a fallu redessiner, se repositionner, trouver le ton pour ne pas prétendre faire le portrait d’une génération mais rester fidèle à l’intention de départ qui était de faire le portrait d’une jeune femme ayant « vécu en des temps intéressants ». En passant d’un médium à l’autre, le rapport qu’entretenait Marjane Satrapi à l’histoire a changé selon elle, car elle a vu les personnages se détacher d’elle. Elle considère l’expérience comme frôlant la schizophrénie puisque devant l’équipe du tournage elle ne pouvait plus simplement dire « moi je » mais devait dire « elle » pour désigner l’héroïne. Son personnage en est réellement devenu un. Pour le spectateur, il s’agit toujours d’une autobiographie, le pacte est respecté, mais pour l’auteure c’est devenu une fiction. La vision lucide et le trait de Marjane Satrapi alliés au génie de Vincent Parronaud font de Persepolis-film une œuvre qui, pour reprendre les mots de Thomas Sotinel dans un article paru dans le Monde le 27 juin 2007, « circule sans effort apparent entre la tragédie historique et la comédie familiale, entre le drame vu par les yeux d’un enfant et la satire sociale ». Quant à l’apport de la version animée à la version papier, même si la bande dessinée avait déjà conquis un public certain (les libraires constatent en effet que les consommateurs acquérant un exemplaire de l’ouvrage ne sont pas toujours des lecteurs de bande dessinée en temps normal), l’adaptation a permis de toucher un public plus large encore. Fier de ce succès, le duo ne s’est pas arrêté là puisqu’en 2011 est sorti un deuxième film adaptant une bande dessinée de Marjane Satrapi, Poulet aux prunes. Un film en images réelles cette fois qui raconte de façon romancée la triste et poétique histoire du grand-oncle de Marjane, Nasser Ali Khan (joué par Mathieu Amalric) qui décide de se laisser mourir après la perte de son violon.

En Belgique, au présent 

couleur de peau miel

Extrait de Couleur de peau : miel

D’une autobiographie animée entièrement réalisée en France par une auteure qui se sent française même si elle n’en a pas la nationalité, passons à une autre autobiographie animée, adaptée quant à elle d’une bande dessinée plus proche de chez nous : Couleur de peau : miel de Jung coréalisée avec Laurent Boileau. Jung est un auteur de bande dessinée accompli qui depuis une vingtaine d’années aborde les thèmes du déracinement, de l’abandon, de l’Asie, de l’identité et de la fratrie : thèmes qui lui sont chers car ils lui sont familiers. En effet, né en Corée du Sud en 1965, le petit Jung a été abandonné par ses parents biologiques et adopté en 1971 par une famille belge au sein de laquelle il a grandi et s’est épanoui, avec difficulté parfois. C’est cette histoire, son histoire, qu’il a décidé de raconter dans le roman graphique Couleur de peau : miel paru en 2007 (suivi d’un tome II en 2008 et d’un tome III en 2013)  chez Quadrants. Par le biais d’un dialogue entre le Jung adulte et le Jung enfant, empreint d’autodérision, l’auteur revient sur les grands questionnements ayant jalonné son existence : l’abandon, le refus des origines, l’autodestruction, le rattachement à une autre culture (japonaise ici), la figure de la mère adoptive, celle de la mère biologique, l’intégration dans une nouvelle fratrie, l’acceptation des mixités et la reconstruction de soi. « Le dessin a toujours été pour moi un formidable moyen d’évasion, aussi un refuge (…) Tout ce qui me déplaisait dans la réalité, je le faisais disparaître. Je me recréais un monde dont je devenais le chef d’orchestre ». Une quête identitaire qui s’est prolongée au cinéma à l’initiative de Laurent Boileau, réalisateur de documentaires et chroniqueur pour actuabd.com, qui a été touché par l’histoire de Jung racontée avec ironie et recul dans le roman graphique et frappé par le potentiel universel du récit. C’est d’ailleurs dans cette optique-là que les deux hommes se sont attelés à la tâche : s’appuyer sur l’histoire personnelle de Jung sans la trahir, mais en cherchant à la rendre plus universelle ; évoquer, au-delà des problèmes propres à l’adoption, l’acceptation de soi et la différence. Couleur de peau : miel-film, une coproduction franco-belgo-coréenne, est à la fois la même histoire et le prolongement des deux premiers tomes de la bande dessinée. Pour Jung, il s’agit d’un processus organique qui ne lui permet plus de dissocier la BD du film, il s’agit de la même histoire contée avec des outils différents où la technique s’est mise au service de l’histoire. Commencé en 2008 et sorti en 2012, le projet de ce film hybride –  à l’instar de la quête identitaire qu’il raconte – s’est révélé en constante évolution jusqu’à devenir un objet final atypique où le gros de l’animation est en 3D avec un rendu 2D où se mêlent images 2D et 3D, images réelles et images fixes. Selon l’auteur, chaque élément s’est imposé au cas par cas parce que c’était la meilleure façon de raconter l’histoire de cette scène-là. Ainsi l’histoire de la famille s’étoffe-t-elle d’images d’archive en Super 8 ; les parties oniriques s’animent en 2D et permettent d’évoquer les fantasmes du petit Jung qui dessine pour s’évader, des prises de vue réelles du retour en Corée permettent d’intégrer au film une réflexion au présent … un mélange de techniques qui stratifie et transpose les différents niveaux narratifs de la BD sans perdre le spectateur. De l’avis de l’auteur, le film va parfois plus loin que le roman graphique : le mouvement, les voix, le bruitage, la couleur, la musique, le rythme de la narration et des plans enrichissent la charge émotionnelle de l’histoire.

Autre histoire d’adaptation franco-belge : celle de Le Bleu est une couleur chaude de la nomade Julie Maroh (auteure d’origine française ayant étudié et vécu à Bruxelles) devenu au cinéma La Vie d’Adèle par le réalisateur français Abdellatif Kechiche. Le roman graphique, paru en 2010 aux Editions Glénat et pour lequel Julie Maroh avait obtenu une bourse d’aide aux projets en BD de la Fédération Wallonie Bruxelles, fait le récit de l’histoire d’amour compliquée entre les jeunes Clémentine et Emma. Des dessins en noir, blanc et … bleu (comme les cheveux d’Emma) qui abordent les thèmes de l’homosexualité (sa découverte, son rejet et son acceptation par soi et par les autres), de l’amour, de la rupture, de la jalousie, de la révolte, de l’adolescence et de l’entrée dans le monde des adultes. Le Bleu est une couleur chaude est empli de sentiments purs mais pourtant fragiles qui font de la bande dessinée un ouvrage touchant le lecteur, quel qu’il soit. C’est cette histoire d’amour absolue qui a touché Abdellatif Kechiche lors de la lecture du roman graphique et qui l’a poussé à contacter Julie Maroh pour qu’elle lui cède les droits d’adaptation en 2011. Toutefois les termes de la négociation étaient clairs : Julie Maroh et Abdellatif Kechiche sont deux artistes qui respectent mutuellement le travail de l’autre, mais l’histoire n’appartenait plus à Julie Maroh, Abdellatif Kechiche pouvait l’adapter librement. Ce qu’il a fait. Ainsi en 2013 est sorti le film La Vie d’Adèle (l’héroïne, Clémentine, a troqué son prénom pour celui de l’actrice l’incarnant : Adèle Exarchopoulos ; tandis qu’Emma garde son prénom  et est jouée par Léa Seydoux), coproduit par les maisons France 2 Cinéma, Scope Pictures, Geneviève Lemal, Vertigo Films, Andrès Martin et la RTBF, et lauréat de la Palme d’Or au Festival de Cannes la même année. Le Bleu est une couleur chaude et La Vie d’Adèle sont donc deux œuvres qui partagent une origine commune mais connaissent une évolution différente, en accord avec leurs auteurs. Sur son blog, Julie Maroh commente « pour moi, cette adaptation est une autre version/vision/réalité d’une même histoire. Aucune ne pourra annihiler l’autre». Si Abellatif Kechiche garde l’histoire d’amour comme fil rouge de son film, il choisit toutefois de mettre l’accent sur deux éléments restés discrets dans le roman graphique : la différence problématique de classe sociale des jeunes filles et leur vocation professionnelle (institutrice pour l’une, peintre pour l’autre) qui tient bon malgré les déboires de leur vie privée. Il s’émancipe donc largement de l’œuvre originale mais en l’enrichissant à sa façon ; il s’agit bien d’une adaptation libre du roman.

Si ces artistes ont eu la chance de se rencontrer et de trouver le moyen de concrétiser leur rêve d’adaptation, les circonstances ne sont pas toujours propices à de telles réalisations. Alors, afin de permettre aux auteurs indépendants d’explorer le médium du cinéma en adaptant leur bande dessinée tout en respectant leurs choix artistiques, certaines structures se sont mises en place. Il y a notamment le Laboratoire des Images en France (avec Cargofilms et Canal +) créé par Christian Janicot et mettant en rapport auteurs de bande dessinée et étudiants d’écoles d’art réputées. C’est dans ce cadre que le Belge Eric Lambé a coréalisé, avec des étudiants de l’Ecole Supérieure d’Infographie Albert Jacquard (Namur) en 2012, le film Deux îles directement inspiré de sa bande dessinée Le Fils du Roi éditée au Frémok la même année. Cette bande dessinée a été réalisée seulement à l’aide d’un bic bleu et d’un bic noir, des plus ordinaires. Mais elle possède de ce fait une iconographie puissante qui a attiré l’attention de Christian Janicot qui y a vu un territoire d’expérimentation particulièrement propice à l’élaboration d’un film d’animation.  C’est une œuvre d’art brut aux lumières, volumes, textures particuliers qui a représenté un défi pour les étudiants travaillant sur le projet. Il leur a fallu un mois de travail acharné pour trouver une technique informatique capable de rendre un visuel d’une même qualité que celui du livre. Mais ils ont réussi et Deux îles a reçu le prix du meilleur film court d’animation étudiants et du meilleur film court d’animation belge au festival Anima. Un titre différent pour une œuvre qui selon Eric Lambé ne doit pas être vue comme une adaptation de la BD à proprement parler mais plutôt une excroissance, un produit dérivé. « Deux îles renvoie directement aux deux empreintes que laissent l’homme et la femme dans le blanc du passage piéton. En zoomant sur celles-ci, elles deviennent comme deux corps entourés d’eau : deux îles vues du ciel. Plus loin dans le film on pénètre dans l’un des corps-îles, celui de l’homme, devenu ville ». Outre le fait de ne plus être Dieu devant la feuille de papier mais de devoir s’intégrer à une équipe et le défi de conférer le mouvement à ses dessins, la plus grande difficulté à laquelle a été confronté Eric Lambé s’est trouvée dans la dimension sonore à donner au projet. Il a donc fait appel à Pierre-Jean Baudoin en lui proposant de s’inspirer des compositions d’Erik Satie et d’Arnold Schönberg, ce qui donne une musique minimaliste et inquiétante qui s’accorde parfaitement à l’univers du film.

En Belgique, peut-être 

Le territoire regorge d’acteurs prometteurs pour l’avenir des adaptions de BD belges au cinéma puisqu’un petit nombre de nos compatriotes s’illustrent dans les deux domaines. C’est le cas notamment du Bruxellois Philippe de Pierpont qui a régulièrement collaboré avec Eric Lambé dans l’écriture de bandes dessinées (Sifr en 1998 chez Amok, Alberto G. en 2008 chez FRMK et Le Seuil, La Pluie en 2005 chez Casterman, Un voyage en 2008 chez Futuropolis et bientôt Paysages après la bataille) et qui, en plus d’être le réalisateur de plusieurs documentaires primés (nous citerons La Ville invisible en 2000 et La vie est un jeu de cartes en 2003), est aussi un réalisateur de films. Après avoir travaillé avec les frères Dardenne pour La Promesse en 1995 et L’Héritier (un court métrage dont il est le réalisateur en 1999 et qui fut produit par les frères Dardenne), il s’est lancé dans l’adaptation d’un roman d’Amélie Sarn, Elle ne pleure pas, elle chante. Le film éponyme produit par Iota Production est sorti en 2011 et a été sélectionné dans de nombreux festivals internationaux ; l’actrice Erika Sainte a d’ailleurs reçu le Magritte du meilleur espoir féminin en 2012. Après ce film relatant le moment où une jeune femme ayant été victime d’abus sexuels décide de prendre possession de son destin, Philippe De Pierpont se lance dans un nouveau projet de long métrage, toujours avec Iota Production : son deuxième film Bee, Lucky ! est maintenant en cours de réalisation et sortira dans nos salles fin 2015. Dans Bee, Lucky !,  nous suivrons le récit initiatique des jeunes acteurs Martin Nissen et Arthur Buyssens dont les personnages se lancent dans une fuite en avant pour se sortir d’un bocal familial étouffant. Autre réalisatrice plutôt connue pour ses documentaires : la Liégeoise Sandrine Dryvers qui s’essaye au genre du roman graphique avec Aurélia Maurice pour Sainte violence (projet en cours) et qui s’est illustrée dans le domaine du documentaire (Punk picnic en 1998, Alter Egaux en 1999, Feu ma mère en 2002 et Naissance. Lettre filmée à ma fille en 2010) et du court métrage de fiction (Le collier en 2007). Un projet de long métrage de fiction est lui aussi en cours : Ton cœur qui bat (titre provisoire), une histoire d’amour pleine d’embûches où l’amour finira par triompher. Nous citerons également le jeune mais talentueux Matthieu Donck qui s’est illustré en bande dessinée avec la série Schrimp (co-écrite avec Mathieu Burniat et Benjamin d’Aoust, éditée chez Dargaud) dont les deux premiers tomes, Schrimp, le grand large et Schrimp, la couleur de l’éternité ont rencontré le succès lors de leurs sorties en librairie en 2012. Il est aussi le réalisateur de plusieurs courts métrages reconnus par la critique (Ripailles sous le paillasson en 2005, Missing en 2007 et Partouze en 2013) et du long métrage tragi-comique Torpédo (2012) dans lequel Michel Ressac (François Damiens) s’invente une famille dans le but de participer à un concours qui lui permettra de gagner un repas avec Eddy Merckx. Matthieu Donck a pour le moment plusieurs projets sur le feu : deux longs métrages ainsi qu’une série télévisée en collaboration avec Benjamin d’Aoust et Stéphane Bergmans. Autre Belge ayant plus d’une corde à son arc, le Verviétois Hugues Hausman qui excelle tout autant en tant que comédien, acteur, réalisateur ou auteur de bande dessinée. Il est l’auteur des Calembredaines (une série de cartoon dans le supplément Deuzio du journal L’Avenir), du Retour des dimanches soirs, de La Larme du clown ainsi que d’Une vie d’acteur. Et le réalisateur de plusieurs courts métrages et capsules TV (Fish Trip, Looser, +/- 24, Fritkot …) ainsi que du téléfilm Bonne année quand même en 2009 (un téléfilm cofinancé par RTL TVI, une première sur la scène télévisuelle belge). Il est actuellement en recherche de financement pour produire son nouveau film, Made in Belgium, une comédie à l’allure déjantée avec un casting prometteur. Enfin nous citerons Noémie Marsily, auteure de bande dessinée (Fouillis Feuillu, Nos Restes, 2010 ; Fétiche, Les Requins Marteaux, 2013) et coréalisatrice de courts métrages d’animation avec Carl Roosens : Caniche en 2010, Autour du lac en 2013, Our lights en 2013, Moustique en 2014 et bientôt Je ne sens plus rien. Tous chez Zorobabel, un atelier de dessin animé et de cinéma d’animation qu’il est intéressant de noter car il a été fondé par deux personnes qui sont elles-mêmes auteurs-cinéastes : Delphine Renard et William Henne. Cet atelier qui a fêté ses 20 ans en 2014 propose trois types d’activités : des ateliers d’initiation aux techniques d’animation pour les jeunes et les enfants ; des ateliers collectifs d’une durée d’un an, ouverts à tous et pendant lesquels le groupe découvre et passe par toutes les étapes nécessaires à la réalisation d’un film d’animation ; un atelier de production se posant comme structure d’aide aux auteurs-animateurs désireux de réaliser leur film, ils y trouvent écoute, conseil, financement et aide technique. Les réalisations issues des trois pôles ont visité les festivals prestigieux du monde entier et y reçoivent toujours un bel accueil de la critique et du public. Nous glisserons un mot également sur un autre Belge talentueux ayant réalisé avec succès l’adaptation d’une bande dessinée : Sam Garbarski qui n’est pas auteur de bande dessinée mais qui a réalisé le très beau film Quartiers lointains en 2010 avec Jérôme Tonnerre et Philippe Blasband en se basant sur le manga Harukana Machi’e de Jirô Taniguchi publié en 2002. Dans cette histoire, Thomas (les acteurs Pascal Greggory et Léo Legrand), un père de famille cinquantenaire, revient par hasard dans le village de son enfance où il est pris d’un malaise. Il se retrouve projeté dans le passé et se réveille dans son corps d’adolescent pour revivre les événements marquants de son adolescence tout en gardant son esprit d’adulte : le départ de son père, son premier amour … Le fil conducteur de l’histoire tient en une question : peut-on modifier son passé en le revivant ? Dans le manga, l’histoire se passe dans le contexte particulier du Japon des année 60 tandis que les réalisateurs, en accord avec l’auteur, ont choisi de ramener l’histoire dans un village français de la même époque. Un défi qu’il fallait relever puisque le résultat offre un rendu esthétique à la hauteur de celui du livre, de l’avis de l’auteur.

Ainsi, si peu de nos compatriotes se sont attelés à l’adaptation cinématographique de leur œuvre graphique sur le sol belge, ce n’est surement pas faute de talent. Comme le suggère cette présentation non exhaustive d’artistes en cours et en quête de création, les territoires wallons et bruxellois sont faits d’un terreau fertile aux productions de qualité. Contrairement aux grandes maisons de production françaises et américaines – notamment – qui proposent des adaptions de BD au contenu bon enfant et tout public, la jeune génération d’auteurs et de réalisateurs franco-belge cherche à partager des œuvres plus intimes, une vision du monde qui bien que personnelle est universelle par les thèmes qu’elle aborde, les solutions qu’elle apporte. Et lorsque les circonstances matérielles le permettent, elle y arrive. Il ne reste qu’à espérer que ces circonstances se répètent pour qu’auteurs, réalisateurs et structures de production indépendantes osent franchir une nouvelle fois le pas.

Marie-Christine Gobert


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 185 (2015)