Les eaux de la mémoire
Henry BAUCHAU, Temps du rêve, Actes Sud, 2012
À la veille de boucler un siècle de vie, Henry Bauchau publie Temps du rêve, un récit écrit à l’âge de vingt ans. À l’époque le texte avait été publié sous le pseudonyme de Jean Remoire. Parce qu’alors – commente l’auteur – « me sentant peu sûr de mes quelques textes littéraires, je n’en ai pas publié sous mon nom, pensant ne pas compromettre ainsi l’avenir ».
La lecture de cette pépite d’or pur démontre à quel point ses craintes étaient vaines. Dans sa préface éclairante, Bauchau confie aussi qu’il a écrit ce récit d’un amour d’enfance en 1933, pendant son service militaire, pour tenter d’oublier le « grand amour brisé » dont il sortait alors. Quand, à onze ans, le narrateur rencontre Inngué, une fille d’amis de ses parents, âgée de sept ans, c’est un éblouissement immédiat. Rencontre brève puisqu’elle se limitera à une journée de jeux partagés avec d’autres enfants et à quelques salutations mondaines entre les deux familles lors des sorties de messe dominicale. Bauchau ne reverra plus jamais Inngué et apprendra plus tard que, mariée, elle est morte dans un accident de voiture.
Ce sont les vacances d’été et cette époque bénie de l’enfance où l’imaginaire, ce ferment de la vraie vie, donne toute sa puissance au réel. Inngué a la beauté d’un ange espiègle et gentiment autoritaire. De quoi subjuguer ce compagnon d’un jour qui fait tout pour que les jeux collectifs ne les séparent pas. Et dont l’adoration se teinte d’amertume dès qu’il se sent plus délaissé. Au cours de ces jeux, la présence d’un
étang qu’ils abordent tous deux en bravant un interdit, pourrait figurer l’âme souterraine du récit. Arrosé de parcelles de plomb projetées par une usine proche, il est réputé dangereux et les remontées de vase qui troublent ses eaux très profondes ont jadis provoqué la mort d’un garçon. Les deux enfants finissent par s’arracher à leur longue contemplation et à la fascination angoissée face aux bulles qui évoquent « le doigt nacré d’une main faiblement agitée dans un geste d’appel » et qui leur jettent au visage leurs « relents de pourriture et de mort ».
Est-ce déjà, pour l’enfant, pour le futur écrivain et futur psychanalyste, l’intuition des gouffres de l’inconscient et de tout ce qui peut mettre en danger le bonheur que l’on vit soudain ? Ou, pour celui qui réveille ainsi sa mémoire, l’empreinte de la désolation et de la mélancolie qui l’animent dans le moment présent ? Suivent, dans ce récit d’une superbe limpidité, les états d’âme et les tourments d’un enfant toujours habité par son éblouissement et frustré par l’absence de sa source. Jusqu’à ce qu’Inngué ne fut
plus dans son souvenir « qu’une étoile brillante, très douce, lointaine… ». Miracle de l’écriture, chacun peut ressortir de ce petit livre magique comme si l’histoire vécue avait été un peu la sienne dans ces paradis de l’enfance. À la fois si ambigus et si merveilleux.
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°172 (2012)