Œdipe, avant, après
Henry BAUCHAU, Antigone, Actes Sud, 1997
Avec la parution d’Antigone s’achève pour Bauchau, provisoirement peut-être, un travail de près de quinze années, qui lui furent nécessaires pour mener à son terme un cycle de trois récits inspirés par la mythologie grecque, par les héros tragiques de Sophocle en particulier.
La réécriture de textes fondateurs est sans doute ce qui témoigne le mieux de la permanence d’une culture à travers le temps. Pour peu qu’il soit ambitieux, comme c’est le cas ici, car l’entreprise est admirable, le sens plein d’un tel geste ne se manifeste toutefois que progressivement, au gré des lectures que chacun fait et fera du mythe revisité.
Ce qui apparaît de prime abord, c’est que le romancier s’est emparé des figures d’Œdipe et de sa fille pour compléter leur destinée en s’insérant dans les vides narratifs laissés par le dramaturge antique. A la fin d’Œdipe roi, le monarque déchu quitte Thèbes, guidé par Antigone. Dans Œdipe à Colone, il arrive aux abords d’Athènes, où il disparaîtra, enfin réconcilié avec lui-même. Bauchau, quant à lui, le montre sur la route de l’exil, dans l’errance qui le mène d’une pièce de théâtre à l’autre. Antigone, dans l’œuvre de Sophocle qui porte son nom, intervient au moment où, déjà, à Thèbes, tout est consommé. Ses frères Etéocle et Polynice se sont entretués ; Créon, devenu roi, a décidé que seul le premier aurait droit à une sépulture, que l’autre devrait rester exposé aux charognards, parce qu’il avait trahi la cité en l’attaquant avec son armée. Antigone s’oppose à ce décret au nom d’une justice supérieure à la loi ; elle va ensevelir Polynice ; elle sera condamnée à mort. Encore une fois, en reprenant son histoire, Bauchau s’intéresse d’abord au chemin parcouru : celui qui ramène la jeune femme, après la mort de son père, de Colone à Thèbes, poussée par le désir d’arrêter la guerre sans merci que se livrent ses frères, par la volonté de mettre fin à la violence qui ruine la cité, celui qui la conduit vers sa propre vérité.
Le roman, riche d’une symbolique très dense, limpide cependant et qui jamais ne pèse sur le cours du récit, se développe comme un immense et fascinant combat du jour et de la nuit. Jour, c’est le nom d’un magnifique cheval blanc offert par Polynice le solaire à son jumeau nocturne Etéocle, en réponse au cadeau que celui-ci lui a fait d’un étalon noir, tout aussi superbe. Potlach royal, prodigalité sans frein qui caractérise la relation des jumeaux, liés l’un à l’autre depuis l’enfance par une admiration réciproque qu’entretient leur rivalité meurtrière, dont aucun ne sortira vainqueur. Et cette lutte de la lumière et des ténèbres structure le récit à différents niveaux, de la même façon qu’elle définit les principaux personnages.
Deux scènes emblématiques à cet égard encadrent la fable en miroir. Dans la première, Antigone découvre une fresque peinte par son ami Clios sur les parois d’une grotte sacrée : on y voit le Dieu du soleil levant affronter le monstre Python. Mais l’œuvre laisse la jeune femme insatisfaite : « Ce n’est qu’un combat, Clios, il n’y a pas d’échange. » L’artiste se remettra à l’ouvrage pour donner à chaque protagoniste du tableau sa part d’ombre et de clarté. A la fin du livre, l’héroïne est condamnée à mourir dans la grotte où on l’a enfermée. Parce qu’elle a peur du noir, celle qui affronta tous les dangers allume des flambeaux dont elle sait cependant que la fumée hâtera son destin : « Les torches, leurs flammes en mouvement (…) forment une grande lumière qui m’émeut, qui m’étouffe, et dont le chant, que j’écoute sans peut-être l’entendre, est devenu l’élément essentiel. »
Le chant et la naissance d’un théâtre où Antigone survivra aussi longtemps qu’un public se réunira pour entendre sa tragédie. C’est à travers l’art seulement, semble nous dire Bauchau, que les forces antagonistes vouant les êtres au malheur, à la déchirure, peuvent trouver leur dépassement — un dépassement qui n’est pas négation mais présence accrue à la vie, à sa magnificence. La thématique de l’art, associée à celle de la liberté et à l’exaltation du pouvoir créateur de l’homme revient de cent façons tout au long du récit : Œdipe est aède, Clios peint, Antigone sculpte le bois ou la pierre, et ses frères guerroient en jouteurs souverains. Pourtant, on pourrait, sans trahir, je crois, le projet du romancier, reprendre à son propos le superbe aphorisme à queue de serpent qu’avait trouvé Robert Filiou : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Car c’est la vie, toute la vie qui importe et que brasse cette œuvre aux dimensions peu communes, si simplement lisible, cependant, dans l’évidence de sa fable portée par des personnages grandioses et attachants, et tellement humains. On n’en finira pas d’énoncer les possibilités de lecture qui s’offrent à nous. D’abord politique, évidemment, puisque la figure d’Antigone marque, dans la Cité occidentale, l’émergence de la liberté de conscience individuelle face aux règles dictées par le pouvoir et donne à la résistance contre la tyrannie sa légitimité. Ici, la jeune femme n’apparaît pas, comme chez Brecht par exemple, sous les traits d’une héroïne prérévolutionnaire. Elle incarnerait plutôt, pour le dire trop vite, l’image d’une sainte laïque, gandhienne en quelque sorte, qui préférera sacrifier sa vie plutôt que de continuer le cycle de la violence. Au-delà du politique, en psychanaliste de notre culture, Bauchau nous invite encore à interroger les fondements même de notre civilisation, en mettant en cause, au travers de nombreuses métaphores ou paraboles, l’insuffisance de la raison dès lors qu’il s’agit d’exprimer l’essentiel : l’artiste, celui qui veut se rendre pleinement présent à la vie doit aussi écouter en lui ce qui le relie à l’univers entier. Il y a là (mais c’est encore parler trop vite) comme un appel à l’Orient refoulé de nous-mêmes, à cette barbarie que rejetaient les Grecs et qui fait qu’‘Antigone, autant qu’une suite & Œdipe sur la route, représente une invitation à retrouver une sensibilité archaïque dont des traces d’énergie créatrice restent présentes en nous, mais que l’héritage de la rationalité classique nous a fait négliger.
Carmelo Virone
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°99 (1997)