Henry BAUCHAU, Chemin sous la neige

Conversations silencieuses avec la Sibylle

Henry BAUCHAU, Chemin sous la neige. L’Enfant rieur, vol.2, Actes Sud, 2012 ; Pierre et Blanche. Souvenirs sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon, textes rassemblés par Anouck Cape, Actes Sud, 2012 ; Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Henry Bauchau, sous l’éclat de la Sibylle, Actes Sud, 2012

A la Sibylle, prêtresse d’Apollon, on associe généralement un langage énigmatique, une puissance divinatoire, des silences qui en disent long, une capacité à mettre en place les éléments d’une révélation. Révélation : dans toute l’œuvre littéraire d’Henry Bauchau, la Sibylle est la figure récurrente et essentielle, celle qui permit à l’homme meurtri d’après la Seconde Guerre, fracassé de l’intérieur, d’enfin se révéler, et d’accéder à sa vocation réelle, celle d’écrivain. Une longue et lente métamorphose, qui ne s’est pas accomplie sans mal : au sortir de la guerre, Bauchau est un homme en pleine crise existentielle et morale, qui va traverser des années de ténèbres et de détresse. Il en explicite les soubassements et toute la (dé)mesure dans Chemin sous la neige, second volet, après L’Enfant rieur (Actes Sud, 2011), du récit de ses années de guerre. L’un de ses derniers livres – dicté, puis réécrit peu de temps avant son décès, en septembre 2012 – et qui couvre sa démobilisation en 1940, la création du Service des Volontaires du Travail, d’inspiration léopoldiste, puis la Résistance, et, à la Libération, l’effondrement de ces piliers intellectuels et personnels qu’étaient pour lui la royauté, l’armée, le travail, et le couple.      

Myriam Watthee-Delmotte, directrice de recherches au FNRS, responsable et spécialiste éminente du Fonds Bauchau à l’UCL – l’écrivain y a légué ses archives en 2006 – rappelle dans un essai éclairant l’apport majeur des figures féminines, et notamment de la Sibylle, chez Bauchau, les reliant au fil de sources multiples, poésie, théâtre, romans, journaux, dessins : « Dans l’ensemble de l’œuvre, c’est la Sibylle qui assume le rôle de catalyseur, c’est-à-dire de révélateur au sens opérationnel. (Elle va) favoriser la rupture du cordon ombilical, provoquer le recentrement sur l’autonomie et la lucidité sur soi. » La Sibylle de Bauchau, à laquelle il rend explicitement hommage dans son roman La Déchirure (1966), s’incarne en une femme remarquable autant que discrète, médecin et psychanalyste, traductrice en 1923 des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud : Blanche Reverchon (1879-1974).

Elle avait épousé en 1925 l’écrivain et poète Pierre Jean Jouve, dont elle orienta durablement l’œuvre écrite. Par elle, Jouve s’ouvrit davantage aux profondeurs de l’inconscient, au point qu’il renia les livres d’avant ce qu’il appelait la vita nuova avec Blanche. Elle fut également d’un grand secours pour le poète anglais David Gascoyne (1916-2001). En 1947, Bauchau entreprit une analyse avec elle, qui dura trois ans, et le conduisit à trouver sa véritable voie, l’amenant à l’écriture d’une part, l‘introduisant aux théories freudiennes et à la psychanalyse d’autre part. De cette expérience Bauchau sortit transformé, une forme de vita nuova s’ouvrait devant lui.

La Sibylle, celle qui lui avait déclaré « On peut vivre aussi dans la déchirure. On peut très bien », allait également être à l’origine d’une réelle amitié – peu orthodoxe sans doute aux yeux des psychanalystes stricts – entre les deux couples, Blanche et Jouve, Bauchau et Laure, sa seconde épouse. Ils partagèrent de nombreux séjours en Suisse, s’écrivaient, se voyaient seuls ou avec une petite cour de compagnons entourant le maître, poursuivaient leurs conversations, non sans nuages parfois, à Paris.

Cette longue fréquentation de deux personnalités peu communes, écrasante d’égocentrisme et d’un sentiment de supériorité incroyable dans le cas de Jouve, d’un dévouement sans faille dans le cas de Blanche, incita Bauchau à prendre des notes, à écrire quelques articles sur Jouve, et à tenter, sans succès, d’écrire un livre entier en forme de portrait croisé. Ces multiples approches sont aujourd’hui réunies par Anouck Cape, et précédées d’un long entretien de 2011 avec Bauchau. Des pages saisissantes, qui aident à mieux percevoir toute la reconnaissance, tout « l’amour d’écrivain », mais aussi un amour de transfert, qu’il vouait à la Sibylle. Une femme qui assuma son destin en décidant de faire émerger le talent ou le génie des autres, sans pour autant vivre à la remorque  de son orageux époux.

Alain Delaunois


Article publié dans Le Carnet et les Instants n° 176 (2012)