Bauchau, de 1913 à 1940
Henry BAUCHAU, L’enfant rieur, Actes Sud, 2011
À survoler l’oeuvre d’Henry Bauchau, on ne peut qu’être impressionné par la manière dont elle se décline. Outre les romans, essais, poésies et pièces de théâtre eux-mêmes, l’auteur a ouvert les carnets qui consignent la genèse de ses écrits. Et voici que cette approche à deux niveaux se complète d’une troisième, inaugurée par L’enfant rieur, qui nous narre ses souvenirs de 1913 à 1940.
Tout débute dans l’incendie de Louvain, la fuite des flammes qui dévorent la maison de ses grands parents. De guerre, il ne peut qu’être question lorsque l’on vit la première alors que l’on ouvre les yeux sur le monde, et que se prépare la seconde tandis que l’on jette les bases de sa vie d’adulte. La jeunesse de Bauchau est celle du rire suspendu par la gravité qui s’impose, de l’insouciance perdue. Celle des maisons envahies par les soldats, de la fuite, de la séparation, de la déchirure. Et l’on ne peut qu’être fasciné par le détail avec lequel le passé est rendu dans la perception d’alors, comme si l’adulte avait rendu vie à l’enfant sans lui imposer le poids de sa propre vision des faits. Les amitiés, les rivalités, les hontes, les peurs et les joies renaissent de leur force intacte, faisant fi du temps.
Henry scrute les visages des adultes, il est une caisse de résonance qui vibre au rythme des émotions. Malade, il est dans la posture de retrait qui favorise l’observation, l’introspection. Mais c’est sans doute dans la genèse de l’adulte qu’il sera que se trouve l’essentiel de la force du récit. Sa formation de juriste et ses
débuts difficiles d’avocat le portent au-devant des débats qui traversent les années trente, ceux d’une religion et d’un état en questionnement, de la montée des intolérances, de l’ascension du nazisme et des réactions qu’il suscite. Bauchau est du côté du doute critique, de l’exigence de cohérence qui ne faiblit pas,
du souci permanent de l’autre que n’efface pas l’idéal poursuivi. Élevé dans un milieu catholique, il perçoit les revers du cléricalisme et les tensions qui traversent l’Église. Mais il mène l’existence libre de ceux qui cherchent l’accord juste : père d’un enfant dès 23 ans, il dissimule d’abord son épouse russe à ses parents tandis que très vite il se porte vers d’autres amours, plus vrais. Ces temps déjà lointains prennent des contours étrangement modernes sous une plume presque centenaire dont la vitalité ravit tant elle semble inépuisable. Et il reste tant d’années que l’on voudrait parcourir encore en sa compagnie…
Thierry Detienne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°170 (2012)