Tout se crée, tout se transforme? « On ne sait pas »…
Henry BAUCHAU, L’enfant bleu, Actes Sud, 2004
L’enfant bleu, le livre, dernier roman d’Henry Bauchau est fascinant : il raconte de l’intérieur la relation analytique entre un soignant et un psychotique. Pas à pas, nous voyons les liens se nouer et se dénouer, la violence s’exprimer puis s’expliquer, les sentiments s’éclairer. L’auteur nourrit sa fiction de son expérience de thérapeute et décrit une situation rare, celle où un soignant prend en charge un patient plus de seize heures par semaine, mettant en jeu des méthodes particulièrement efficaces parce qu’elles lui sont spécifiquement adaptées.
Il y a en chacun de nous une petite part de folie plus ou moins jugulée. On se dit parfois que, si on se laissait aller, des choses atroces pourraient s’ensuivre. Et parfois, aussi, on se rassure en remoulant dans des schémas rationnels qui les expliquent les choses étranges du monde. Les fous effraient certains, en fascinent d’autres et peinent de toutes façons à devenir des personnes aux yeux du monde. Pour quelques-uns, artistes, personnel médical, humanistes éclairés, cette altérité n’est pas une misère mais une possible source de richesse. Avoir quelques clés et une certaine ouverture d’esprit montre qu’une attitude « folle » a une logique imparable dans cet univers autre. Cela permet à une poignée d’individus de considérer « les fous » comme des personnes et de leur rendre ce statut. Une personne autre, différente, tout simplement. C’est ce regard particulier, ce chemin semé d’embûches et de découvertes qu’Henry Bauchau nous fait parcourir.
Comme « Je » est un autre pour le poète, Orion est « On » et ce « on » ne sait pas vivre dans notre monde. Orion a treize ans, un corset de préjugés et des monstres dans la tête qui le contraignent à la violence. Les autres enfants se moquent de lui, l’agressent et jouissent de la transformation de ce garçon si doux en démon éructant, d’une force surnaturelle, qui détruit tout sur son passage. « C’est plus terrible qu’à la télé ». On pense au personnage de La disparition de maman d’Eugène Savitzkaya dont l’univers est peuplé d’ogres du Caucase, de monstres et de choses affreuses : « La tête bandée vient me voir et j’ai peur », dit l’enfant de Savitzkaya. Le monstre de Paris vient voir Orion le rayonne et le bazardifie, l’oblige à détruire et détruire encore. Orion, le chasseur géant qu’Artémis transforma en constellation qui abrite une des seules nébuleuses perceptibles à l’oeil nu : un héros foudroyé. On reconnait bien là l’attirance d’Henry Bauchau pour le monde mythologique et sa symbolique.
C’est au centre de jour qu’Orion rencontre Véronique, une psychoprof un peu docteur dont la vie n’a pas été simple. Sa mère est morte à sa naissance. Un accident de moto a tué son premier mari, le bébé qu’elle portait et tout espoir de maternité. Elle conduisait la moto. Mort, désespoir, culpabilité. Son mari actuel, Vasco, un grand champion automobile, a quitté la compétition et s’est coulé financièrement avec une usine de moteurs expérimentaux. Ce n’était pas un as de la gestion, il poursuit maintenant un travail de recherche, rembourse ses dettes, et cherche sa voie dans la musique. Véronique n’a pas le choix, il faut qu’elle travaille et contribue à l’apurement de la dette familiale. Son statut à elle au sein de l’hôpital de jour n’est pas non plus reconnu et ses méthodes ne sont guère appréciées par ses collègues. Ce qui va unir ces trois personnes, c’est la puissance de la création : Véronique écrit, Vasco compose et ce sont les dessins et les sculptures qui changeront l’univers d’Orion.
L’enfant bleu raconte cette quête du Graal. Pour Orion, c’est la seule porte de sortie de son monde intérieur encombré de monstres dictateurs. Mais la création est aussi un long chemin pour Vasco et pour tous les artistes, il n’y a pas que le « peuple du désastre », les « handicapés », qui peinent à s’exprimer…
Henry Bauchau nous fait vivre pas à pas les liens qui se tissent, s’exacerbent, se défont. Le chemin de l’analyse est long. Plus de douze ans. Véronique vit avec Orion une relation intense, exceptionnelle, une relation-limite où elle doit constamment veiller à ne pas usurper un autre rôle, rester envers et contre tout une thérapeute, où elle doit maîtriser transfert et contre-transfert. C’est une expérience unique et infinie que de consacrer l’essentiel de son temps, de son énergie à une adolescence malade que l’on conduit à un état adulte presque autonome malgré un handicap certain.
La famille d’Orion souhaite qu’il apprenne un maximum de choses, qu’il écrive et surtout sans faute d’orthographe. Visiblement, cet exercice représente un acte insurmontable pour l’enfant qui en connait l’issue. L’adulte qui découvre son texte va hurler « que de fautes, que de fautes », un véritable gâchis, sans espoir. Orion a donc verrouillé sa parole, oublié le sens des mots, il n’arrive plus à écrire. Même pas son nom. Véronique découvre ce mécanisme et met en place un dispositif tout autre qui libère la parole de l’enfant. C’est lui qui parle et c’est elle qui écrit des « dictées d’angoisse ». À travers ces textes-là, l’angoisse prend la plupart du temps d’autres voies que celles de la violence sauvage, elle se dit, se maitrise, s’apprivoise, s’humanise. Et Orion se libère donc aussi des monstres par l’écriture qui lui faisait si peur au départ.
Véronique utilise les dons d’Orion pour le dessin afin de lui permettre, petit à petit, d’entrer en contact avec le monde extérieur. Ses labyrinthes, ses monstres, ses paradis prennent vie sur le papier. Il expose, reçoit des prix, participe à des manifestations pour sauver des artistes des geôles sud-américaines. Il a choisi une nouvelle famille qui le respecte : celle des artistes.
On croit à cette histoire, on aime les personnages dont Bauchau nous fait vivre les tourments, en abordant, au plus profond, des questions fondamentales : comment un thérapeute peut-il baliser la relation avec son patient, comment la création peut-elle sauver un malade mental de son destin, comment une thérapie aussi forte peut-elle s’inscrire dans la vie quotidienne sans entièrement la bouleverser? Comment l’autre peut-il retrouver son énergie créatrice sans que le soignant dilapide la sienne?
Il y a des livres d’urgence pour celui qui écrit, des livres ludiques, des livres-partage qui permettent de voir le monde autrement. Celui-ci est très particulier : outre le talent d’écriture que l’on connait, il donne à voir une nébuleuse à l’oeil nu et ouvre la voie à la lumière.
Nicole Widart
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°134 (2004)