Véronique Bergen, Alphabet sidéral

Les poètes et leurs langues

Véronique BERGEN, Alphabet sidéral, dans les pas d’Anselm Kiefer, Le Cormier, 2008
Serge DELAIVE, Une langue étrangère, L’arbre à paroles, 2008
Fernand VERHESEN, à juste prise, Le Cormier, 2008

« Soudain le jour / sans mots / s’invente une parole »  (Fernand Verhesen)

verhesen a juste priseDepuis que la poésie existe, il arrive aux poètes de se saluer discrètement en se tendant la main d’une rive du livre à l’autre. Ou d’une génération. Fernand Verhesen et Serge Delaive ne dérogent pas à cette tradition. Qu’il s’agisse pour l’aîné de citer en exergue ses amis Philippe Jones, Pierre-Yves Soucy et Michel Lambiotte, ou pour le cadet de faire dans des poèmes le portrait de Jacques Izoard, d’Antonio Moyano ou de Carl Norac, la démarche est semblable. Par ce signe de reconnaissance, l’un et l’autre semblent dire : « Amis poètes, je me souviens que grâce à vous et pour vous, je suis moins seul au monde et vous en remercie ».

Il y a soixante ans cette année que Fernand Verhesen a fondé les Editions Le Cormier, dont le premier titre fut L’Homme et ses miroirs de Maurice Blanchard… Bien d’autres poètes ont suivi et Le Cormier compte aujourd’hui plus de 150 titres à son catalogue. Dirigée à présent par Pierre-Yves Soucy, la maison édite peu et apporte un soin particulier à la typographie et à la fabrication de beaux livres non massicotés – (ndlr : s’armer d’un coupe-papier !).

Au fil des décennies, Fernand Verhesen aura ainsi rassemblé une véritable famille de poètes autour de lui. Né en 1913, le (presque) doyen de nos lettres – d’à peine quelques mois plus jeune que Bauchau – a débuté en poésie en 1939. Depuis, parallèlement à son œuvre de poète, Fernand Verhesen a exercé une critique poétique indépendante et rigoureuse. Spécialiste des littératures hispaniques, il a été traducteur (ne mentionnions ici que Lope de Vega et Roberto Juarroz ), réalisé des anthologies, mais aussi fondé les Cahiers nouveaux de France et de Belgique et le Centre international d’études poétiques en 1954.

Ce nouveau livre à juste prise se divise en trois parties. La première La chose même et la troisième à voie d’angle, se réfèrent en filigrane aux œuvres de Magritte et de Mondrian. Comme dans les peintures qu’évoquent ces titres, des paysages y traversent les murs et les yeux s’y illusionnent des lignes et des couleurs. Il s’agit là d’une poésie qui parvient à exprimer la possibilité d’un espace entre rêve et réalité, où Verhesen inscrit ses mots en « bel artisan de la pénombre », comme le désignaient justement Liliane Wouters et Alain Bosquet. Sa limpide beauté nous impose de citer entièrement le poème suivant : « Les reflets arpentent l’espace / Le regard est traversée / du miroir / Des traces brûlent aux lisières / de la vie / A la main la clé du présent / toutes portes ouvertes / Pensons aux minutes / où s’arrête le temps. »

Verhesen déploie aujourd’hui une poésie qui réconcilie le minimalisme avec la musique et sait, par petites touches délicates, habiller de mystère des perceptions accidentelles. Ce poème aux branches nues, dépouillées mais vivaces, écoutons le chanter : « Un grelot de silence / éveille l’écoute / la terre est faite de sommeils / qui parlent /derrière / les portes / Soudain toute la scène est peuplée d’ailes bleues »

La section Les plis des pierres, faite de courtes proses, visite un monde minéral et végétal, dans lequel air et éternité semblent fusionner. Comme souvent chez Verhesen, sont célébrées ici les noces du concret et de l’abstrait, « l’affleurement de l’inaccessible, comme l’inconnue, qui s’apprête à sourire aux pouvoirs du jour, à l’intact des carrefours, s’énonce l’initiale insoucieuse de l’abrupt ».

bergen alphabet sidéralChez le même éditeur paraît Alphabet sidéral de Véronique Bergen. Auteure de plusieurs romans, dont les derniers chez Denoël, cette jeune philosophe avait déjà publié des poèmes à la Lettre volée. En filigrane de ce recueil-ci, un artiste autrichien connu pour son utilisation entre autres matières du verre et du plomb, Anselm Kiefer pour qui « l’Histoire est un matériau comme le paysage ou la couleur ». La mémoire et l’identité sont en effet au cœur de son œuvre marquée par la Shoah et que la philosophe évoque aussi dans son dernier roman Fleuve de cendres.

Par le titre de son recueil, emprunté au poète et mathématicien russe Khlebnikov, Bergen nous renvoie d’emblée à une recherche formelle, langagière, à une grammaire des passions qui n’ignore pas notre siècle et ses débordements. Car la poésie de Véronique Bergen –  et c’est encore une filiation avec Fernand Verhesen – est à la fois frontalière et intime. Chez elle, si le dépouillement est partout, la matérialité du monde ne se laisse jamais oublier. Peut-être par le biais du mythe qui nous maintient dans l’énergie de l’univers … « Le mythe ? Rien que le rêve d’un solstice stellaire / où l’empreinte laissée par les sons / serait toujours plus longue / que l’oreille qui la reçoit. ». Ainsi se déroule la poésie de cette romancière-philosophe. Par une suite d’éléments concis et lumineux, qui soumettent des concepts comme autant de  charades à la perspicacité du lecteur. Ailleurs, c’est le sacré – et le Verbe –  que la poète questionne : « Quand / les tissus de Dieu / soulèveront-ils dans nos bouches / la tapisserie des lettres / qui précéda le monde ? »

On a compris que dans la poésie exigente de Véronique Bergen, rien n’est gratuit, et surtout pas la complexité des rapports entre les êtres et les choses. Volontiers référentiel et symbolique, s’il échappe heureusement aux pièges de l’hermétisme, son poème flirte parfois dangereusement avec ce qu’on pourrait qualifier d’ésotérisme : « Des ramées druidiques / en guise de boussole pour le Visage / Des livres de plomb / fidèles à la grammaire des ronces / Puisque la nuit / est ce serpent / qui courbe ses arceaux / vers l’origine / Puisque jamais les runes / n’offrent leurs suaires aux morts. »

On aimerait plutôt entendre d’avantage cette voix-ci, sensuelle et juste : « Dans le livre / pas de place pour les amants / mais un havre pour leur amour / […] Dans le livre / pas de temps pour tourner les pages /mais des pages pour tourner le temps / Dans le livre / ni départ, ni arrivée / mais un trajet à dos d’enfance. »

Un beau livre que celui-ci, à l’écriture faussement limpide, dans lequel l’intime côtoie le secret et propose des clés pour ce monde.

delaive une langue etrangereDans un registre aux antipodes du précédent, Serge Delaive, qui se partage lui aussi entre roman et poèmes, publie aux Editions L’arbre à paroles, – dont il faut souligner la toute nouvelle présentation, à la fois sobre et dynamique -, Une langue étrangère. Celui-ci, qui reprend 32 des Poèmes sauvages publiés chez Maelström, interpelle par son titre. Le poète écrirait-il ici dans une langue « étrangère », au sens figuré, que les non initiés ne peuvent pas comprendre ? Heureusement, non. Serge Delaive, dont on sait depuis longtemps qu’il est un poète sauvage, un barbare atypique qui ne met pas les formes, écrit comme bon lui chante, ce qui prend parfois la forme d’un roman, parfois celle d’un poème, et dans une autre langue que le français si le besoin s’en fait sentir ! Delaive, qu’on découvre polyglotte et lyrique, nous propose en tout six poèmes en anglais, un en espagnol et un dernier en italien..  Un autre évoque même – en français – la langue tshiluba parlée au Kasaï où le poète a travaillé…

Voici des poèmes très personnels, d’une belle évidence, qui coulent dans un vers libre, sur un mode narratif qui ne craint pas d’être prosaïque quand le sujet s’y prête : « On a beau l’avoir entendu / vu et lu des milliers de fois / savoir qu’on ne sera pas seul / loin de là et que ça parlera / toutes les langues et dialectes / le Machu Picchu à six heures du matin / le Wayna Picchu à midi / sont des moments de magie pure. ». Dans ce recueil sincère et poignant, le poète/l’homme s’interroge et ne triche pas. S’il se met lui-même en scène – le masque de Lunus semble s’être éloigné, il se montre sans s’exhiber, en vie, en action, avec ses heures d’angoisse et de ses moments de joie. Tout paraît vrai et brut, mais sans impudeur, qu’il s’agisse des enfants, de la compagne, des voyages, du sexe, de l’écriture ou des amis. Des mots nouveaux décrivent une avancée vers une sérénité nouvelle, presque une sagesse, quand le poète confie qu’il a fait tatouer « ce troisième œil dont je rêvais […] un nouvel œil / pour ne plus me tromper de route / percer les issues secrètes / et que le monde entre en moi / comme je sors en lui / sans filtre là où ça bat / un rite de passage / vers un autre âge. »

Dans le poème final, Serge Delaive revient à la blessure qui est au cœur de chacun de ses livres, à l’évocation des « chemins du suicide / que j’avais fréquenté déjà / il y a deux vies de cela / en compagnie de mon père / quand le téléphone a sonné / des amis me proposaient / d’acheter une maison / […] Pourquoi pas / acquérir de la terre de la pierre / là d’où provient la moitié de mon sang / celui de mon père ». Après une visite à la tombe du grand-père tragique, en compagnie de sa fille, le poète, plus léger d’avoir pardonné au passé à voix haute, reprend enfin « la route de Gembes pour attendre que le temps fasse effet. » Ce recueil, qui s’impose par une apparente simplicité, peut ainsi se refermer sur une note d’espoir.

Quentin Louis


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°155 (2009)