La défenestrée du dedans
Véronique BERGEN, Edie, la danse d’Icare, Al Dante, 2013
Cette danse d’Icare, c’est du speedball littéraire : association hautement addictive d’une substance stimulante et d’un dépresseur. La première foudroie ; effet immédiat d’accélération, spirale ascendante des mots, du rythme cardiaque et du flux neuronal, dilatation du langage, invention, clairvoyance, toute-puissance narrative, le lecteur décolle à la verticale : direction les étoiles. D’emblée. De même qu’illico s’annonce la chute que le titre déjà prédisait : « Je m’appelle Edie Superstar. Je prononce très vite Edie car dans mon prénom il y a die, mourir. » Dès l’incipit, survient en effet l’impact de la seconde, l’héroïne donc, elle entre en scène aussitôt, provoquant après fusée orgasmique, une indolence cotonneuse où asthénie du cortex et mise au ralenti du palpitant invitent à l’apesanteur. Mais : « Mes souvenirs pèsent le double de mon poids, c’est pourquoi je coule à pic dans les palais de ma mémoire. »
Cette Edie explosée, qui parle en débris d’alouette, c’est Edith Minturn Sedgwick. « Le fric de mon père sent les oiseaux goudronnés piégés dans des nappes de pétrole. L’argent du père du père du père de son père pue l’Amérindien brûlé. » D’une dynastie comptant dollars trébuchant cadavres, elle est somme toute l’assez digne héritière : femme-enfant-puzzle des mises en pièces du Junk Art et de la grande révolution du devenir objet ! Il est vrai qu’il y a tintamarre de casseroles accrochées au pare-chocs de celle qui se piquera du velours underground – limousine existentielle marquée Just Fucked – « Combien de centaines de mecs et de filles me faudra-t-il pour déloger l’ogre ? » Dura lex sed lex et celle de l’humanisme néoplanétaire s’applique d’autant plus durement qu’elle œuvre pour le meilleur des mondes, comme on sait : « L’équilibre du banquet mondial est assuré cinq sur cinq si la masse critique des affamés est supérieur de 46% au taux d’anorexie des enfants des oligarques. »
Made in Sex, Drugs & Rock and Roll, Edie sort en icône queen size de la fabrique new-yorkaise des années 60, elle est faite, et défaite aussi déjà, d’exhibi-réalité, de cynique fric et d’accro-consommation. Elle est l’une des égéries jetables de la Factory étant donné que « Premier point du manifeste du pape du pop art : déstabiliser l’assise de gens qui vivent déjà sur pilotis. Second point : capter leur désintégration en plein vol. » Il est possible d’ailleurs qu’Edie Sedgwick, diva des dislocations abyssales, inaugure l’ère des corps de gloire ultramoderne – « Vous n’avez d’autre consistance que l’inconsistance que vous procure la pellicule. » – Un corps n’existant que dans l’œil cyclopéen qui le fixe comme support transitoire du spectacle qui, l’effaçant, s’y révèle.
L’a-t-on compris ? Le roman de Véronique Bergen est le monologue solaire d’une Icare en chute libre. Et c’est tout autant l’envol dissident d’une échappée belle que la vrille suicidaire d’une addict à la mort. C’est de même un voyage piégé dans l’effet de réel et l’art de l’illusion. Car c’est un pari sur l’invention du monde et l’impact des mots. L’auteur, je vous le dis, est d’une sacrée trempe, qui se la jongle poète et voyant, fait apparaître fémur au milieu de ses quilles, puis surgit de la ligne soudain ludique : « tu feras des sauts de marsupilami avec un tutu rose et une moustache verte » Et d’apprendre en prime, si comme moi le lecteur se prend à vérifier la concordance chronologique des éléments, que Bergen a le souci du détail qui sourit ! Mais nonobstant, son roman, c’est aussi le constat cinglant de notre barbarie, pitoyable bilan d’une civilisation angoissée de Nababs. Et c’est la radioscopie des idéologies carnassières, des pensées cannibales, et des formes d’art, de folie, de vie et de mort qu’elles ont engendrées. Bref, c’est un fameux morceau d’écriture !
« Le jour où l’on inventera une drogue facilitant la télétransportation des corps, je serai sauvée. » dit Edie Sedgwick. Ce salut métempsychotique, j’ose avancer que Bergen l’a trouvé et qu’il se nomme précisément écriture ! Recréation de l’être en vue de récréation ontologique. En faisant passer le matériau brut des existences au travers du prisme de la fiction, elle rend vie en donnant voix, sans aucun doute ! Mais plus encore peut-être se donne-t-elle à soi-même un corps siamois attaché au sien par l’endroit de la chair appelé verbe. « Il arrive que certains êtres naissent dans deux corps différents alors qu’ils ont la même âme. Disons que c’est comme une erreur d’aiguillage. » À l’avatar poétique alors, le labyrinthe devient un palais des glaces. Et pour ma part, je ne lis qu’en moi-même.
Christine Aventin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°179 (2013)