Kaddish et amour fou
Véronique BERGEN, Fleuve de cendres, Denoël, 2008
La Bruxelloise Véronique Bergen a déjà à son actif des essais littéraires et philosophiques, des recueils de poèmes et quatre romans dont Kaspar Hauser ou la phrase préférée du vent (Denoël, 2006). On retrouve ces tropismes – à la fois diversité et cohérence – dans le cours tumultueux de Fleuve de cendres. Relation de l’amour fou d’Ambre, la narratrice, pour l’insaisissable Chloé (dont le journal halluciné alterne avec le récit) à travers l’évocation de la barbarie majeure qui a foudroyé le plein milieu du 20e siècle. Une Barbarie dont Ossip, le grand oncle de Chloé, rescapé des camps où les siens ont été exterminés, a témoigné par des textes mystérieux, toujours repris, fondus dans une écriture « qui servait à faire danser ceux qui n’étaient plus ».
Avant que cet héritier du Peuple du Livre ne se jette à la mer comme une mémoire n’ayant eu, pendant soixante ans, d’autre raison de survivre que le devoir de s’accomplir. L’écriture – avec ou sans majuscule – est omniprésente dans le roman et ses magies sont aussi la passion de Lev, le père de Chloé, « qui mélangeait les matériaux les plus divers » (alphabets, idéogrammes, supports, etc.) « pour libérer des expériences d’écriture auxquelles Dieu n’avait pas songé ». Tout serait-il énigme dont il est à la fois vain et nécessaire de chercher la clé ? Comme cette Chloé, « tour de Babel » tant aimée qui n’est jamais où on l’attend ? Tour de Babel dont le symbole d’incommunicabilité et de malentendu s’impose ici en basse continue (« Comme Dieu mélangea les langues, quand quelqu’un demandait à un autre : « Donne-moi une hache », il lui tendait une pelle ») et ce jusqu’à sous-tendre la confusion de l’homme avec la bête féroce et l’horrifiante «aberration » du massacre des juifs.
Massacre évoqué longuement à la lumière noire des témoignages d’Ossip et dont le martyrologue multiplie les listes de noms, de dates, de faits, mais n’oublie pas non plus d’identifier les bourreaux et leurs avatars dans le monde actuel. Tout est flamme et cendre dans ce roman de Véronique Bergen où l’on peut aussi voir – entendre – un kaddish poignant ou le flux emporté d’une rapeuse dont la puissance poétique s’inspire jusqu’à la gloutonnerie d’une myriade d’images, de symboles, de références, quand il ne charrie pas les fastes d’une sensualité radieuse, épanouie dans les amours saphiques d’Ambre et de Chloé (dont le journal livre aussi de profondes blessures).
Flux poétique qui se divertit parfois dans des jeux intellectuels relevant plus de la virtuosité que d’une nécessité interne. Mais peut-être s’agit-il là du jugement d’un de ces lecteurs « qui ne lisent que leur propre texte dans celui qu’ils déchiffrent » et peut-on se référer aux précisions que fournit encore la narratrice à propos des choix esthétiques et du poids des conventions : « Il est vrai que, hormis la force de l’intuition qui m’animait, je n’avais rien à objecter à ceux qui opposaient à mes analyses chantournées leurs jugements carrés et massifs. Même si des indices la lestent de poids, l’évidence est rarement partageable. Voilà pourquoi je renonçai à plaider ».
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°153 (2008)