Une Louisiade baroque
Véronique BERGEN, Requiem pour le roi. Mémoires de Louis II de Bavière, La Muette / Le bord de l’eau, 2011
« Si le pouvoir ne m’a jamais intéressé ni grisé, je le vénère pour la mise à l’écart des hommes qu’il implique et l’aura d’exception qu’il confère. Le seul pouvoir que je conçoive a l’éclat lisse du diamant et s’apparente davantage à l’orchestration du beau qu’au gouvernement de l’utile. » Ainsi parle Louis II de Bavière sous la plume de Véronique Bergen qui, pythie inspirée et possédée par ce prétendant au rayonnement apollinien, réinvente ses mémoires, ses phantasmes et ses folies.
Elle y met une force oraculaire qui doit autant au soufre des entrailles terrestres qu’à l’éclat de la divinité solaire. Plus de 230 pages d’une longue stance en forme de torrent baroque, élégiaque et lyrique. Le tout conçu comme une partie d’échecs, chaque chapitre débutant sur un type d’ouverture (indienne, espagnole, etc.) avec ses coordonnées chiffrées, censées annoncer ce qui sera. Jusqu’à l’échec et mat qui conclut ce Requiem pour le roi.
Sur les cases où noir et blanc donnent le ton des combats intérieurs, la cavalcade convulsive, furieuse parfois, multiplie les oxymores mentaux qui marient la lubricité la plus perverse aux rêves de lustrale virginité ou, comme dans l’amour sincère de Louis pour sa cousine Sissi, la sensualité exacerbée de l’esthète à la fatalité d’un désir autrement orienté. Reprochera-t-il assez à sa mère Marie de Hohenzollern de l’avoir fait naître avec, entre les jambes, cette chose qui nie sa féminité. Chemin faisant, on n’ignorera rien
de l’étrange façon dont il punit l’organe lors des délires sado-masochistes – aux « raffinements » imaginés sans relâche – qu’il partage avec ses amants : des valets choisis pour leur beauté et que son caprice porte aux nues ou disqualifie selon l’humeur du moment.
Quant à la bien-aimée Sissi, il la verra « revenue dans l’existence » lorsque « son corps trop léger s’est ancré dans un corps féminin ». Celui d’une écuyère de cirque nommée Élise Renz « aussi nerveuse et dansante qu’un pursang». Bien entendu ces mémoires d’un roi faufilent forcément l’Histoire et en l’occurrence les convulsions propres à cette époque où les monarchies sont largement remises en cause. Et celle de Louis II en particulier dont la couronne de Bavière vacille sous la pression de la Prusse et du rêve d’unification de
Bismarck. Il faudra bien que le Roi-Fleur se soumette : « Pour rester Bavarois, dira-t-il, il faut devenir Allemand.» Ou encore : « Il n’est plus de place pour nous sur aucune page du livre de l’Histoire ; le règne des bourgeois et de l’argent, le règne maudit de l’or nous détrône ; l’aigle et le serpent de Zarathoustra font place au chameau sidérurgique, à l’araignée boursicotière (…) la fanfare des canons étouffe déjà la flûte enchantée. » Mais ce que veut l’Histoire, il l’encourage aussi par des excès ruineux, comme ces châteaux de légende qu’il transforme ou édifie à l’aune de sa démesure, ou ses dépenses en faveur du « divin » Richard Wagner, notamment pour la construction de son Festspielhaus de Bayreuth. Jusqu’à ce que la raison d’État du nouvel empire allemand et le rapport accablant des psychiatres condamnent le roi déchu à l’internement au château de Berg où se joue le dernier acte : la noyade énigmatique dans le lac de Starnberg de Louis et de son gardien-psychiatre von Gudden, dont Véronique Bergen entonne la version la plus romantique. Celle de la strangulation de von Gudden par Louis qui se noie ensuite alors qu’il tentait de fuir à bord d’une barque
mise secrètement à sa disposition par la fidèle Sissi.
Cela dit, il semble qu’il y ait deux bonnes façons de lire ce long poème pathétique et emporté, cette « Louisiade » baroque dédiée à un être de la marge (territoire que l’écriture coruscante de Véronique Bergen
hante volontiers pour ressusciter des ombres troublantes comme celles de Kaspar Hauser ou de Jean Genet). Soit – pour peu qu’on en ait le temps et l’endurance – en le clamant d’une traite et à voix haute à la façon d’un acteur shakespearien, soit en le consommant à petites doses, avec, sous peine d’ébriété, la
modération conseillée pour les boissons à fort degré d’alcool.
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°168 (2011)