
Benoit Peeters
Nourri par cette volonté transfrontalière qui anime l’ensemble de ses explorations, Benoît Peeters aime arpenter les limites des cités sans pour autant en oublier le centre. A l’instar de ces Villes enfuies [1], la bibliothèque intime peut dès lors se concevoir comme une cartographie mouvante où chaque fragment ajouté semble appeler de nouvelles migrations. Le Carnet s’est infiltré dans ce réseau urbain et livresque que notre hôte nous invite à parcourir en nomade. Eclats de voyages qui sont pour nous autant de motifs d’errance…
« Puisque c’est à la bibliothèque que se passera le plus clair de mes journées, le mieux est, me semble-t-il, d’habiter à proximité. »[2]
Benoît Peeters
Vos premiers souvenirs en tant que lecteur sont-ils liés à un type de papier, une illustration, voire une odeur particulière ?
Surtout à un mélange d’abondance et de crainte de manquer… J’ai l’impression d’avoir toujours été entouré de livres. Il y avait mes livres d’enfant – la Comtesse de Ségur, Enid Blyton, les Contes et légendes –, mais aussi la bibliothèque de mes parents et celle de mes grands-parents, pendant les vacances, où je trouvais des volumes aux reliures fatiguées, les romans de Jules Verne ou d’Hector Malot par exemple, mais aussi d’autres livres moins connus comme cette Histoire d’un soldat de l’Empire, en trois volumes reliés de rouge, qui racontait les tribulations d’un adolescent enrôlé dans les troupes napoléoniennes et gravissant tous les échelons pour finir colonel à Waterloo. Par ailleurs, ma mère faisait de la critique de livres pour enfants et adolescents dans une petite revue appelée Bruxelles des Jeunes. Comme elle n’avait pas le temps de tout lire et que j’étais avide de lecture, je m’emparais de bon nombre des livres qu’elle recevait. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main.
A partir de treize ans, j’ai basculé vers ce que l’on pourrait appeler la bibliothèque d’adulte. Très vite, j’ai utilisé mon argent de poche pour m’acheter des livres. Me revient en mémoire une anecdote de cette époque : je me trouvais dans la cour de récréation du collège Don Bosco à Bruxelles, où j’ai d’ailleurs rencontré François Schuiten, et je lisais le premier tome des Confessions de Rousseau. Notre professeur de français est venu me dire que je n’étais pas obligé de le lire en entier, qu’il existait des versions abrégées. Cette remarque m’avait surpris et presque bouleversé. Cet enseignant n’imaginait pas que je puisse lire cet ouvrage simplement parce qu’il me plaisait et que je l’avais choisi. Sans doute sa remarque correspondait-elle aussi à une sorte de censure : je me trouvais dans une école catholique, et les textes intégraux étaient toujours un peu suspects. Mais par la suite, j’ai souvent constaté que ceux qui étaient censés faire lire les élèves étaient loin d’être toujours de grands lecteurs, ou en tout cas de transmettre la ferveur qui, en ce domaine, est la plus sûre des pédagogies.
Ces années d’adolescence ont été marquées par une boulimie de lecture mais aussi par le besoin de posséder les livres. En plus de fréquenter les bibliothèques, je gravitais régulièrement autour de quelques librairies du quartier où j’habitais. Je me souviens qu’un des libraires me prêtait parfois des livres. Je pouvais les lui rapporter, à condition qu’ils soient dans un état impeccable. C’était très délicat de sa part. Je lorgnais vers certaines éditions qui me faisaient envie comme cette collection du Seuil, l’Intégrale, dont la mise en pages sur deux colonnes me semble aujourd’hui exagérément dense, mais dont les reliures me plaisaient et dont le prix était relativement accessible. J’ai conservé plusieurs de ces livres, comme Les Misérables de Victor Hugo. Mais très vite, j’ai été fasciné par la Bibliothèque de la Pléiade dans laquelle j’ai acheté les œuvres romanesques de Camus. Je rêvais littéralement de ce livre ; je passais régulièrement devant la vitrine de la librairie pour le regarder. Mon amour pour cette collection ne s’est jamais démenti depuis.
Je suppose que vous aviez dès votre enfance un attrait pour la bande dessinée…
Oui, les bandes dessinées étaient importantes, mais je tenais à les lire plus qu’à les conserver. Elles me passaient entre les mains, je les lisais, mais je n’éprouvais pas forcément le besoin de les garder. Sauf les Aventures de Tintin vers lesquelles je revenais très souvent et qui ne m’ont jamais quitté depuis. Dans le cadre des chroniques que ma mère écrivait, nous recevions des collections entières comme les « Rouge & Or », les « Plein vent » de Laffont, et les « Marabout Junior » – avec les Bob Morane, les Doc Savage, les premiers livres de Pierre Pelot, tous ces romans d’aventures que je dévorais à une cadence élevée et avec un grand enthousiasme. Et puis, comme c’est le cas pour beaucoup de lecteurs à cet âge-là, la littérature de l’enfance laisse soudain place à des lectures plus « adultes ». Pour moi, cette migration s’est opérée lors de la découverte des premiers ouvrages de la collection Folio : avec leurs couvertures presque blanche, ils me semblaient plus « littéraires », plus dignes d’intérêt que les Marabout et même que la collection Livre de Poche. Et donc, cette accession à la littérature a correspondu à une mise à l’écart, par une relégation de la plupart de mes livres d’enfant et probablement aussi des bandes dessinées. Il y avait dans cette démarche le côté naïf et quasi sacré d’une conversion. Brusquement, ce n’était plus simplement les livres que j’aimais, c’était la littérature. Vers seize ans, j’ai poursuivi mes études au Lycée français de Bruxelles où j’ai rencontré un merveilleux bibliothécaire très sensible aux désirs de lecture des élèves. Il avait des goûts très « nrf », mais avec un vrai éclectisme. C’est lui qui m’a orienté pour la première fois vers Valéry, mais aussi vers Artaud. Il me recommandait des livres en fonction de ce que j’aimais sans se soucier des critères moraux que trop d’autres bibliothécaires pouvaient avoir.
« La bibliothèque divisée entre Bruxelles et Paris »
En naviguant à travers vos textes et les différentes disciplines que vous explorez, il y a, me semble-t-il, un fil conducteur qui pourrait être ce constant aller-retour que vous opérez entre « centre » et « alentours » et dont le mot-clé serait le fragment. Cette thématique de la fragmentation, on la retrouve abordée chez des auteurs qui vous sont proches et sur lesquels vous avez d’ailleurs travaillé. Je pense immédiatement à Barthes, dont vous avez été l’élève. Mais aussi à Borges, Perec, Mallarmé ou encore Valéry. Ainsi, votre bibliothèque personnelle peut-elle être envisagée comme une sorte de bibliographie mentale constituée de bribes, de fragments périphériques qui s’agrègeraient permettant dès lors, dans une démarche artistique, de s’approcher au plus près d’un centre hypothétique ?
Effectivement, votre analyse me paraît pertinente et les auteurs que vous citez ont tous beaucoup compté pour moi. J’ajouterais Julien Gracq avec un livre comme En lisant en écrivant, et surtout Walter Benjamin avec Paris, capitale du XIXe siècle. Il est certain que la forme du fragment, du discontinu me convient et me plaît. Le dernier livre « littéraire » que j’ai publié, Villes enfuies, est essentiellement fragmentaire. De même, la série des Cités obscures fonctionne à sa manière comme un ensemble de fragments : ces albums peuvent se lire dans n’importe quel ordre ; ils viennent, chacun à leur façon, compléter la connaissance de ce monde imaginaire tout en sachant que celui-ci sera toujours incomplet, non totalisable. Donc, la série se développe, mais en même temps elle reste toujours lacunaire. Je balance entre la nostalgie d’une totalisation et l’évidence de l’incomplétude.
Un paradoxe du même ordre est à l’œuvre en ce qui concerne ma bibliothèque personnelle. D’une part, j’aime les livres en tant qu’objets et j’ai longtemps eu le fantasme d’une bibliothèque idéale rassemblant tous ceux qui avaient compté pour moi. Mais d’autre part, il se trouve que j’ai très souvent déménagé, ce qui m’a obligé à plusieurs reprises à me séparer d’une partie de mes livres. Ainsi, ma bibliothèque actuelle est loin de rassembler tout ce que j’ai pu lire durant ces années (même si elle contient pas mal de livres que je n’ai pas lus ou à peine commencés). Aujourd’hui, cette bibliothèque est divisée entre Bruxelles et Paris. La plus grande partie de mes livres se trouve ici, dans les locaux des Impressions Nouvelles, mêlée aux volumes que nous éditons. Mais quelques centaines d’ouvrages m’ont suivi à Paris : les Pléiade, des livres en attente de lecture, d’autres qui correspondent à ce qui m’occupe actuellement. Je travaille pour l’instant à un projet particulièrement « dévoreur de livres » : une biographie de Jacques Derrida. Je m’entoure de ses ouvrages, dans un vrai désir d’exhaustivité, mais aussi de nombreux textes qui gravitent autour de lui. Mon bureau fait face à une bibliothèque qui correspond à un moment de ma vie. Quand ce livre sera terminé, je me libérerai d’une façon ou d’une autre de bon nombre d’entre eux. Je conçois donc ma bibliothèque « rapprochée » comme partielle et provisoire. Et j’évolue peu à peu vers un rapport déterritorialisé à la bibliothèque. Les livres vont et viennent, comme je le fais moi-même.
Il y a chez beaucoup de grands lecteurs l’idée que nous devrions rester entourés toute notre vie de tous les livres que nous avons possédés, comme s’ils formaient un cocon protecteur dont nous aurions besoin en permanence, même si nous ne les rouvrons pas. Je pense avoir rompu avec cette forme de fétichisme. Je ne veux pas que les rayonnages de bibliothèque déterminent les dimensions de l’appartement que j’habite. Je ne veux pas que les livres envahissent mon espace vital et se transforment en prison de papier au fur et à mesure que je vieillis. Il y a une sorte d’obésité livresque dont il faut à mon avis se départir, de même qu’il faut apprendre à réduire ses bagages pour profiter pleinement d’un voyage. Je reprendrais l’idée du détachement développée notamment par Michel Serres. On a vu par ailleurs la musique se dématérialiser en peu d’années, devenir ou redevenir un flux. Je suis persuadé que les mutations technologiques et les nouveaux modes de vie vont créer pour les jeunes générations de lecteurs un rapport différent à la possession matérielle. Les contenus livresques circuleront de manière plus fluide, entre les supports et les gens. Il y aura bien sûr des « livres de chevet », que l’on voudra garder près de soi, mais d’autres que l’on s’échangera de manière plus libre et peut-être plus généreuse.
Parallèlement à cette fragmentation qui traverse vos différentes productions, il y a une attirance pour l’errance que l’on retrouve notamment dans votre dernier ouvrage Villes enfuies.
Je parlerais plutôt de nomadisme. Je pense que mon travail de création est de plus en plus marqué par cette perspective nomade. Je me sens nomade sur le plan littéraire et intellectuel, naviguant d’un genre à l’autre, sans pouvoir me fixer dans un seul domaine ; nomade aussi dans mon mode de vie, entre Bruxelles, Paris et quelques autres lieux. Le fragment et le nomadisme sont liés, y compris de manière très techniques. Dans Villes enfuies, les « Poussières de voyage » sont de petits textes qui ont été écrits au fil de la marche : la phrase roule dans la tête avant de se fixer sur le papier. Bien sûr, vous n’écrivez pas Les Frères Karamazov de cette façon ! Et moins encore A la recherche du temps perdu !… De la même manière, lorsque je voyage, j’emporte rarement avec moi des livres d’auteurs qui ont écrit sur le pays que je découvre. J’aime le décalage, une manière de nomadisme dans le nomadisme. Lors d’un parcours à pied en Islande, j’avais emporté le second tome des Mémoires d’Outre-tombe, un mince volume de la Pléiade qui m’a accompagné tout au long de ces semaines. On ne peut pas dire que Chateaubriand soit éminemment islandais !
Cette notion de réseau, de connexion, que Jan Baetens a d’ailleurs développée dans un essai[3] qui vous est consacré, apparaît dans trois thèmes qui reviennent constamment dans votre travail et qui sont comme interdépendants, à savoir la ville, le livre et l’espace. Avec comme synthèse possible de ces trois pôles, le concept du corps. La bibliothèque peut-elle être vue comme un labyrinthe de voies, d’artères, comme un corps que l’on découvre ?
Les éléments que vous évoquez permettent en effet de nombreuses combinaisons et me correspondent assez bien. Ces images récurrentes correspondent à ce qu’il y a de plus essentiel et de moins maîtrisé dans un ensemble de travaux. Je crois du reste que les lecteurs qui apprécient particulièrement un auteur sont en bonne résonance avec ces thématiques sous-jacentes, celles que l’artiste ne contrôle pas vraiment. Il y a, en matière littéraire et artistique, des humeurs, des familles de sensibilité qui rejoignent ce côté corporel, charnel, dont vous parliez. Cela compte beaucoup plus qu’on ne le dit dans les affinités qu’on entretient avec certains auteurs plutôt que d’autres et presque indépendamment de leurs qualités objectives. Modiano n’est pas à mes yeux le plus grand écrivain d’aujourd’hui, mais c’est peut-être celui avec lequel ma sensibilité intime entre le mieux en résonance. De la même façon, il faut accepter qu’une bibliothèque personnelle constitue d’abord un lieu d’humeurs et d’élections, et donc d’injustices. Il ne s’agit pas de regarder une bibliothèque intime comme les rayonnages d’une librairie en pointant l’absence de tel ou tel écrivain majeur. Une bibliothèque trop équilibrée ressemblerait à une bibliothèque scolaire et non à un ensemble choisi, modelé par l’individu lui-même.
« …tout ce qui fait le méta-livre »
Par rapport à l’agencement du livre, êtes-vous sensible à tout ce qui constitue le paratexte. Je pense aux notes de bas de page, aux index, à la bibliographie ?
Je suis bien sûr sensible à tout cela, à tout ce qui fait le méta-livre. En outre, l’intérêt que je porte à la matérialité du livre s’est accru à mesure que le travail d’édition a pris plus de place dans ma vie. Je suis très attentif à ces éléments qui, par delà le contenu, font véritablement la qualité d’un livre. Aux Impressions Nouvelles, nous accordons une grande importance au choix des illustrations, du papier, à l’organisation du texte sur la page, à la police de caractère, à la dimension des marges, etc. Chaque type de texte correspond à une occupation de page idéale. Dans le cas d’une biographie, la mise en page peut être assez dense. Par contre, un texte plus littéraire, plus sophistiqué, impose une respiration différente, un agencement plus aéré dans la page. Comme si on donnait au lecteur le temps de savourer les phrases. Quant aux fragments dont nous parlions tout à l’heure, ils ont été pensés de manière discontinue et il faut que cette fragmentation apparaisse sur la page. Les blancs sont essentiels. Ils donnent le tempo de la lecture.
Adoptez-vous un classement particulier pour le rangement de vos livres ?
Très jeune, j’étais tenté par le côté esthétique du rangement, et je les classais souvent par collection : je rassemblais par exemple les volumes de « Poésie Gallimard », parce que je les trouvais très beaux. Plus tard, j’ai adopté un classement par ordre alphabétique systématique. C’était un mode de rangement quasi militant : je voulais lutter contre les divisions par genre et les vieilles hiérarchies entre arts mineurs et arts majeurs. Les romans policiers côtoyaient les ouvrages de philosophie ou les essais les plus divers. Mais cela posait pas mal de problèmes de format. Aujourd’hui que ma bibliothèque est partagée entre Paris et Bruxelles, il n’y a plus vraiment de logique. Le rangement actuel ressemble plutôt à un mélange de hasard et de rationalité provisoire.
Retrouvez-vous facilement vos livres ?
De manière générale, oui, je mets très vite la main dessus. Cela me fait penser à cette idée évoquée par Umberto Eco du bibliothécaire qui est le seul à connaître le classement des ouvrages, parce qu’il répond à une logique propre, liée aux manipulations successives, aux voisinages secrets. Ce qui conduit à un rangement parfait pour lui, mais inintelligible pour un autre ! Une telle bibliothèque constitue le comble du subjectivisme, de l’égoïsme même, puisque les livres y sont introuvables tout en étant parfaitement visibles. Ils sont cachés parce que leur ordonnancement n’existe que dans une seule tête. Ce n’est pas tout à fait le cas de la mienne, heureusement.
Quelles sont les thématiques que l’on retrouve dans votre bibliothèque ?
Il y a quelques années, j’ai été grand consommateur de romans policiers et d’espionnage ; j’en lis très peu aujourd’hui, mais Graham Greene, Patricia Higshsmith ou Eric Ambler sont toujours très bien représentés. J’ai aussi possédé de nombreux livres de cuisine, parce que j’avais plus le temps de m’y consacrer. Aujourd’hui, j’achète surtout des bandes dessinées, des essais – qui correspondent à mes travaux – et j’accompagne de manière systématique quelques écrivains que j’apprécie particulièrement. J’aime rassembler l’ensemble des publications des auteurs qui me plaisent le plus. C’est le cas pour Jacques Borel, Pierre Michon, Walter Benjamin, Paul Valéry et quelques autres. Parfois, rassembler l’œuvre complète d’un auteur impose une quête longue et difficile. Mais je ne suis pas « bibliophile », au sens technique du terme. Conserver un ouvrage sans le couper ou mettre à l’abri une bande dessinée qu’on n’ouvrira jamais de peur de l’abîmer, sont des idées qui me font horreur. J’aime que l’objet-livre soit beau, mais je déteste qu’il intimide ; je n’ai pas peur de faire craquer une reliure ou d’annoter les pages, même d’un Pléiade (ce qui n’est pas très commode). Je ne peux pas imaginer qu’un livre reste confiné dans sa reliure, intouchable dans son écrin. Je préfère une édition ancienne qui a été manipulée et qui continue à vivre.
Vous prêtez facilement vos livres ?
Parfois, on peste quand un livre qu’on a prêté ne nous revient pas, mais en même temps c’est peut-être le meilleur des destins pour lui, meilleur en tout cas que de rester dans un rayonnage à attendre une improbable relecture. Je crois pourtant qu’il vaut mieux donner les livres que les prêter. Je pense d’ailleurs la même chose à propos de l’argent : c’est meilleur pour les relations amicales.
« …une sorte d’utopie de la bibliothèque »
Je voudrais terminer notre entretien en évoquant le début du texte de Paul Valéry, La soirée avec Monsieur Teste dans lequel il écrit ceci : « Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n’ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses : est resté ce qui l’a pu ». Si vous deviez retenir la substance de quelques livres, lesquels seraient-ils ?
Avec ce très beau texte de Valéry, on a parfois l’impression de trouver la source des Fictions de Borges : l’essentiel est déjà là : la rapidité, la densité stylistique, ce ton subtilement désabusé… Pour répondre à votre question en prolongeant l’idée de dématérialisation que j’évoquais tout à l’heure, je parlerais volontiers du livre qu’on emporte avec soi sans le posséder physiquement, c’est-à-dire de ce véhicule privilégié qu’est la mémoire, le souvenir du texte. Je me rappelle que, pendant les grands entretiens filmés que j’ai réalisés avec Alain Robbe-Grillet, j’étais fasciné par sa mémoire littérale des textes, tant en poésie qu’en prose. Il était capable de réciter des passages entiers de Flaubert et de Mallarmé, mais aussi de Malraux, Breton ou Barthes. Au fond, il y a là quelque chose de très beau qui est l’idée d’une bibliothèque portative, d’une bibliothèque purement mentale. C’est peut-être ce que la littérature nous a donné de plus profond. Ces morceaux de textes et d’histoires qu’on emmène partout avec soi, y compris sur cette fameuse île déserte que l’on évoque trop souvent. Peu importe les deux ou trois livres qu’il serait parvenu à sauver, Robinson pourrait réécrire sur le sable ou les pierres ce qui lui reste de ses lectures passées, ce que les livres lui ont laissé, ce qui était vraiment inoubliable par delà les modes et les admirations obligées. On s’apercevrait que ce qui reste n’est pas forcément ce que nous avions cru le plus important. Il y a là une sorte d’utopie de la bibliothèque qui me paraît sans doute d’autant plus excitante que je n’y suis pas réellement confronté.
Rony Demaeseneer
[1] Benoît PEETERS, Villes enfuies, Impressions Nouvelles, 2007
[2] Extrait de Benoît PEETERS, La bibliothèque de Villers, Impressions Nouvelles, 1990,
[3] Jan BAETENS, Le réseau Peeters, Rodopi, 1995
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 153 (2008)