Dans l’intimité de la bibliothèque de Frans De Haes

Frans De Haes

Poète, essayiste et traducteur, Frans De Haes est attaché depuis près de 30 ans aux Archives et Musée de la Littérature. Si le parcours de ce polyglotte peut sembler discret, la publication récente d’un livre de poésie et d’un essai consacré à Dominique Rolin atteste d’une réflexion sur la littérature en constant mouvement. Le Carnet a souhaité pénétrer dans cette bibliothèque d’un « honnête homme », largement ouverte, où se mêlent, dans une orgie latine, voix contemporaines et langues ancestrales. L’histoire, en somme, d’une bibliothèque aux résonances infinies…

Vos premiers souvenirs de lecteur sont-ils marqués par des illustrations, par l’odeur du papier ?

La sensibilité olfactive par rapport aux livres viendra plus tard avec la découverte du livre de poche dont le papier avait une odeur très particulière. J’en ai d’ailleurs conservé certains que je renifle de temps en temps. Avant cela, jusqu’à l’âge de 14 ans, je lisais en néerlandais, étant donné l’éducation que j’ai eue. Mes premiers souvenirs sont liés à des revues comme Tintin que je dévorais sous le titre de Kuifje. Mais je voudrais distinguer deux phases. La première, entre 11 et 14 ans, où je commence à lire des livres plus consistants, toujours en néerlandais. Trois livres de cette période m’ont particulièrement marqué, Le dernier des Mohicans, Le tour du monde en 80 jours et une version néerlandaise de l’Odyssée d’Homère. La seconde tranche débute vers 15 ans avec le passage à la lecture en français. Une véritable passion pour cette langue éveillée assez tôt chez moi et qui va me pousser à dévorer les livres. C’est à ce moment-là que je fais des découvertes qui deviendront mes lectures de base, ce que Roland Barthes a appelé en allemand son « Ursuppe », sa soupe littéraire originelle. Pour lui, c’était Gide ! Pour moi, il y a trois noms qui émergent de cette période, Baudelaire que je relis toujours avec émotion, les romans de Balzac et les récits de Maupassant. Viendront ensuite très rapidement Rimbaud ainsi que Lautréamont sur lequel je travaillerai plus tard à l’université.

Vous puisiez dans la bibliothèque de vos parents ?

Oui. J’ai toujours été entouré de livres. Mon père qui était poète et journaliste appréciait beaucoup les auteurs russes et allemands. Mais il avait aussi une grande passion pour les livres de zoologie et de botanique. A côté des nombreux livres sur les mythologies, il possédait de belles collections d’encyclopédies et de traités sur la nature. Ce qui n’est pas du tout mon cas.

Avez-vous conservé certains exemplaires de ces époques d’apprentissage de la lecture ?

J’ai notamment gardé l’édition des Fleurs du mal que je lisais à l’époque et aussi l’exemplaire de poche de La petite Roque de Maupassant.

« Une bibliothèque personnelle doit être un organisme vivant »

Il y a donc un côté sentimental par rapport à ces ouvrages.

Certainement ! Je voudrais toutefois faire une distinction qui me semble essentielle. D’un côté, il y a les Archives et Musée de la Littérature où je travaille depuis près de 30 ans et qui sont avant tout un centre de conservation. Dans ce cadre-là, il s’agit de constituer une mémoire intellectuelle la plus complète possible. En revanche, j’estime qu’une bibliothèque personnelle doit être un organisme vivant. Il y a donc beaucoup de livres que j’ai donnés, vendus ou perdus. Lors d’un déménagement assez récent, j’en ai profité pour trier et garder les livres dont je ne veux pas me séparer. Dans le même temps, j’ai fait de la place pour pouvoir en accueillir de nouveaux, pour que tout cela vive ! Je tente maintenant d’obéir au principe que si deux bouquins rentrent dans ma bibliothèque, un autre doit sortir d’une manière ou d’une autre.

Notre entretien est l’occasion de parler d’un recueil de poésie que vous venez de publier, Terrasses et tableaux [1]. Je vois, dans cette « terrasse », l’image d’une continuation, d’une excroissance du territoire intérieur à la fois par rapport au lieu mais aussi par rapport au corps très présent dans votre poésie. Au même titre, pourrait-on concevoir la bibliothèque personnelle comme un espace d’extra-territorialité, comme un lieu qui échapperait à tout ancrage ? Une sorte de lieu de départ, d’embarquement?

Pour moi, une bibliothèque personnelle n’est pas tellement liée à une question d’espace, même si on sait que les livres prennent énormément de place. Il s’agirait plutôt d’une machine à explorer le temps ! De nos jours, il y a un contraste curieux entre un certain appauvrissement de la culture et l’incroyable disponibilité par rapport à celle-ci. On dispose de richesses fabuleuses dans des domaines très variés. Tout est disponible et pas seulement pour une élite. Mais cette surabondance peut parfois être étouffante. Il faut faire des choix. À chacun dès lors de naviguer selon son propre rythme. La bibliothèque serait donc une machine à voyager dans le temps selon son désir ! La notion de terrasse quant à elle me vient de ma passion pour le monde hébreu. Dans l’ancienne Judée et encore aujourd’hui en Israël, les maisons ont un toit plat qui forme la terrasse. Dans les récits bibliques, lorsque quelqu’un s’y rend, il monte sur le toit. La terrasse peut alors être associée à une piste d’envol hors de la maison, hors de l’espace. Dans ce sens, la bibliothèque pourrait être cette rampe de lancement de la machine à explorer le temps et ce que celui-ci a produit au niveau poétique, artistique.

L’action du temps est une notion récurrente dans votre poésie.

Oui, l’expérience du temps se retrouve dans les quelques livres de poésie que j’ai commis (Bréviaire d’un week-end avec l’ennemi, Les quatre veilles). En cela, la terrasse serait une projection vers un temps qui s’ouvre vers l’inconnu.

Les auteurs dont nous avons parlé précédemment – Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont – constituent-ils vos principales références poétiques ?

Curieusement, même si je repasse presque tous les jours par l’œuvre de Rimbaud qui à elle seule remet en question, d’une certaine manière, l’ensemble de la bibliothèque, mon expérience poétique personnelle se nourrit plus volontiers de références italiennes ou anglaises. Du côté anglais, ce sont Coleridge, Yeats, T.S. Eliot ou Ezra Pound. Du côté italien, des auteurs contemporains comme Zanzotto ou Caproni. Ces gens-là ont eu plus d’influences sur ce que j’écris que des auteurs français contemporains. C’est peut-être dû au fait que je suis « bi-culturel ». À cela, j’ajouterais un poète hollandais actuel peu connu, Hans C. ten Berge que j’ai d’ailleurs un peu traduit pour la revue Septentrion.

Parallèlement, vous publiez un essai sur Dominique Rolin[2] dans lequel vous décortiquez avec beaucoup de précision les différentes thématiques qui traversent cette œuvre exigeante. Au-delà des nombreuses affinités qui vous lient à l’auteur, il y a, parmi les thèmes que vous envisagez, celui de la bibliothèque que l’on retrouve entre autres dans L’Infini chez soi [3].Cette bibliothèque paternelle, « pièce isolée et inhabitée qui paraît se situer en dehors de la maison » semble jouer un rôle considérable dans l’œuvre. Dans quelle mesure ?

Les rapports entre ma passion déjà ancienne pour l’œuvre de Dominique Rolin et mes propres expériences biographiques sont bien sûr évidents. On s’intéresse à un écrivain pour son envergure, ce qui est le cas ici, mais aussi s’il y a des points de rencontre entre la vie de celui qui lit et de celui qui écrit. Au fil des années, j’ai pu instaurer avec Dominique Rolin des liens personnels à la fois très intenses et très respectueux. Par rapport à la bibliothèque, ce que vous relevez est effectivement très important. Dans plusieurs de ses livres, on a l’image de cette bibliothèque qui est à la fois dans la maison et en-dehors et qui permet encore une fois de voyager. Quand on pratique littéralement et assidûment sa bibliothèque, on voyage, on s’ouvre. Je ne parle évidemment pas des bibliothèques ornementales que l’on peut trouver chez un notaire ou dans la salle d’attente d’un médecin. D’une certaine façon, la bibliothèque vous met hors de vous. Je me souviens de Dominique Rolin me disant que très jeune, elle découvre, dans la bibliothèque de son père qui se trouve à l’écart, des livres d’art qui joueront un rôle tout à fait déclencheur dans son imaginaire. Mais ma passion pour cette œuvre vient aussi du fait que j’aime les livres qui remettent en question, de manière intelligente et sensible, les frontières classiques entre les genres littéraires. A partir du moment où Dominique Rolin entame cette phase de descente en elle-même, elle commence à développer une écriture furieusement romanesque dans laquelle elle injecte toute la poéticité du langage. Le côté narratif et le travail poétique sur la langue s’imbriquent chez elle de manière tout à fait étonnante. Cette complicité et les multiples lectures de son œuvre m’ont donc poussé à rédiger cet ouvrage.

On pourrait évoquer aussi votre amitié avec Philippe Sollers qui a été très proche de Dominique Rolin pendant de nombreuses années.

Oui. D’autant que c’est lui qui, en un sens, m’a appris à voyager dans une bibliothèque. Je pense au livre d’entretiens[4] avec lui qui est une espèce d’exploration insolente de la bibliothèque mondiale au départ de ses grands livres de l’époque.

De plus, et à l’instar de son père, Dominique Rolin a occupé un poste de bibliothécaire. On ne sort décidément pas de ce lieu hautement symbolique !

Oui, elle sera bibliothécaire à l’université de Bruxelles. Elle suit d’abord des études de bibliothéconomie et puis d’illustration du livre à la Cambre. Les deux aspects sont importants, à la fois le livre et le dessin. Elle fera d’ailleurs de nombreuses illustrations. Elle a notamment réalisé ce magnifique portrait de mon épouse qui se trouve ici dans ma bibliothèque. Ce rapport entre texte et dessin repose sur une dualité très vivante, très énergique sans aucun fétichisme de sa part vis-à-vis de la bibliothèque.

« La lecture infinie ! »

Dans un article publié en 1994 dans la revue in’hui [5], vous parlez de vos rapports, en tant que lecteur et traducteur, aux différentes langues que vous pratiquez. Vous y évoquez le danger d’une « confusion babélique » qui menace le polyglotte que vous êtes. Comment lisez-vous ? Comment vous orientez-vous dans cette bibliothèque mentale ?

Je me souviens de cet article dans lequel je parle de ces allers et retours entre le français, le néerlandais, l’anglais et l’hébreu que je commençais à étudier à ce moment-là. Quand on passe d’une langue à l’autre, il est important de mesurer les distances, les ornières dans lesquelles on risque parfois de s’enliser. Il est aussi essentiel de garder à l’esprit les énormes différences de mentalité qu’induit l’usage d’une langue. Il y a, d’une certaine façon, un petit côté schizoïde chez la personne plurilingue qui provient par exemple des phénomènes de commutation entre les langues. On le voit ici en Belgique. Je me souviens d’une nouvelle de Borges où il est question d’un marchand juif de Smyrne, Joseph Cartaphilus, qui « s’exprimait avec ignorance dans plusieurs langues ». C’est un autre danger, celui de ne plus savoir vraiment qui on est et où on va. On peut très facilement se perdre, s’égarer dans les langues comme entre les rayons d’une bibliothèque. Pour éviter cet éparpillement, je lis par plage et par période. L’année dernière, j’ai passé des mois à relire les grands dramaturges grecs comme Sophocle ou Euripide. Quand je suis engagé dans un type de littérature, j’ai tendance à rester dans cet univers et à lire de manière systématique. Pour le moment, je suis plongé dans les auteurs russes. On appellerait ça des plages de lecture. Dans ce cas-là, comme je ne connais malheureusement pas le russe, je lis en français. Un auteur du 20e siècle qui me procure toujours un infini plaisir de lecture, c’est Nabokov. Il y a chez lui une constante alternance entre le tragique et le comique, entre le jeu et le sérieux qui me ravit. J’ai bien sûr ses œuvres complètes en français et en anglais mais je ne lirais pas Nabokov dans une traduction néerlandaise par exemple. Je ne lis en néerlandais que les œuvres produites directement dans la langue. Je ne vais pas lire Harry Mulisch en français ! Et puis, évidemment, je parcours beaucoup de littérature belge dans le cadre professionnel. Enfin, je continue d’approfondir mes connaissances en hébreu. J’ai toujours à portée de main des grammaires, des dictionnaires de langue hébraïque. Ce qui est fascinant et intéressant dans cette aventure juive, c’est cette exégèse permanente, cette tradition de lecture et d’interprétation. C’est une lecture infinie ! A partir d’un même socle de textes qui forment en somme une bibliothèque, on produit à l’infini des commentaires et de nouveaux textes qui se transforment eux-mêmes en nouvelles bibliothèques et ainsi de suite. Finalement, je pense être un lecteur plutôt de type obsessionnel, il y a une trentaine d’écrivains que je lis et relis sans arrêt comme Nerval. Par contre, les symbolistes belges ne m’ont jamais beaucoup touché, je dois l’avouer. C’est un peu artificiel, confiné. Une bibliothèque, c’est une maison dont les portes et les fenêtres sont constamment ouvertes.

Adoptez-vous un classement particulier dans votre bibliothèque « physique » ?

Sûrement pas par ordre alphabétique. Plutôt par affinités. J’ai une série de livres anciens, essentiellement des livres bibliques, que je regroupe ; quelques vieilles éditions de Molière ou de Xavier de Maistre. A côté, on va trouver des éditions du 19e siècle d’historiens gréco-latins que je reprends souvent. Quelques éditions plus anciennes aussi, comme celle de cet encyclopédiste peu connu, Boulanger, très intéressant quoi qu’un peu délirant. J’ai aussi quelques pléiades que j’aime lire, sauf dehors en été, car au moindre coup de vent, les pages s’envolent. Ces ouvrages voisinant avec d’autres de Madame de Sévigné, d’Apollinaire, ou  encore de Melville, Céline et Kafka, mes 3 autres références au 20e siècle. Malgré cette absence de systématique, je sais où se trouve chaque livre.

Dans l’utilisation quotidienne de votre bibliothèque, peut-on distinguer une pratique diurne liée au travail d’une autre plus nocturne, plus intime ?

Cette distinction est valable durant les vacances où je lis souvent la journée dans mon bureau, entouré des dictionnaires que j’utilise pour mes traductions. Par contre, c’est ici, au sein de la bibliothèque que je m’installe pour des lectures vespérales, nocturnes.

Regroupez-vous les livres qui vous sont dédicacés ?

Non, ils sont dispersés, je ne suis pas bibliophile dans le sens technique du terme, ni fétichiste. Ma bibliothèque ne comporte pas de vitres fermées, tout est ouvert. J’essaye bien sûr de ne pas trop les exposer au soleil ! Je respecte mes livres mais pour moi, ce sont des instruments de plaisir et/ou de travail.

Avez-vous l’habitude d’annoter vos livres ?

Oui, ça m’arrive. Ça dépend du type de livre mais c’est toujours au crayon. Ça varie du simple « surlignage » au petit trait en marge pour marquer tel passage. Les signets collants, je ne les utilise que dans les livres de poche. Parfois, j’inscris des références, je mets telle page en rapport avec telle autre, des sortes de renvois. Je tiens aussi des cahiers dans lesquels je note mes lectures. Il s’agit parfois simplement du titre et de l’auteur ou bien des commentaires voire des citations que je veux retrouver aisément.

Patrick Chamoiseau parle d’une bibliothèque privée comme d’une « sentimenthèque ».  Est-ce un terme qui pourrait vous convenir ?

Je dirais plutôt « sensibilithèque ». Je préfère la sensibilité à la sentimentalité. Je pense, pour finir, qu’une bibliothèque doit être un peu injuste, à l’instar de Nabokov qui fut extrêmement injuste dans sa vie d’écrivain et de critique, d’une injustice parfois hilarante. Il détestait Freud, n’aimait pas Dostoïevski, trouvait Faulkner trop régional ! Vu son génie, il pouvait se permettre ce genre d’injustice. Des gens qui, comme moi, n’ont aucun génie, ont aussi leurs injustices. Une bibliothèque comme la mienne contient, je pense, beaucoup d’ouvrages de grande valeur littéraire. A côté de cela, il y a tous les livres que je ne possède pas. On pourrait s’interroger sur ces manques, ces absences. Pourquoi tel auteur ne se retrouve pas sur les rayons ? D’où viennent ces trous ? Et en effet, si j’ai une admiration constante pour Balzac, en revanche j’aime beaucoup moins Flaubert. C’est peut-être scandaleux mais c’est ainsi.. Parmi les grands poètes français du 20e, il y a pour moi Artaud, Claudel ou Ponge. Par contre, Cendrars ou Char me touchent peu, voilà encore une injustice sans doute liée à mes limites subjectives. Je crois qu’il faut reconnaître ses injustices. À ce propos, on pose un jour à Nabokov la question suivante : « Que pensez-vous du propos de Georges Steiner qui vous rapproche de Beckett et de Borges et qui considère que vous êtes les trois représentants du génie probable du roman moderne ? ». Nabokov répond : « Ce dramaturge et cet essayiste sont considérés aujourd’hui avec une telle ferveur religieuse que dans ce triptyque, je me sentirais comme un brigand entre deux christs, un fort joyeux brigand cependant ! » .Voilà le genre d’insolences que j’aime beaucoup !

Rony Demaeseneer


[1] Frans DE HAES, Terrasses et tableaux, Taillis Pré, 2007, 137 p., 15€

[2] Frans DE HAES, Les pas de la voyageuse, Dominique Rolin : essai, AML Editions, 2006, 268 p., 22€

[3] Roman de Dominique Rolin paru chez Denoël en 1980 et réédité aux éditions Labor en 1996 dans la collection « Espace Nord »

[4] Philippe SOLLERS, Le rire de Rome : entretiens avec Frans De Haes, Gallimard, 1992

[5] Frans DE HAES, Bruxelles, Babel, Jérusalem, in revue in’hui, août 1994, p. 2-10


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 149 (décembre 2007)