Dans l’intimité de la bibliothèque d’Henri Vernes…

Henri Vernes

À l’occasion de la réédition inédite de La belle nuit pour un homme mort[1], second roman d’Henri Vernes paru en 1949 aux éditions du Triolet, le Carnet a souhaité s’infiltrer dans la bibliothèque sentimentale du père de Bob Morane. Double de l’auteur, ce héros intemporel n’a cessé de fasciner et d’entraîner, dans son sillage, des générations de lecteurs à travers le monde.  Depuis le premier opus publié en 1953 chez Marabout, Henri Vernes a continuellement repoussé les frontières de sa géographie intime en multipliant les genres, passant du western au fantastique. Bourlingueur de librairies, chineur, diamantaire, aventurier ou sédentaire en transit ? Henri Vernes est sans doute tout cela à la fois. Mais qu’importe en définitive, comme dit Cendrars, si l’auteur a réellement pris tous ces trains puisqu’il les a fait prendre à des milliers de gens ! 

Le Carnet et les Instants : Vos premiers souvenirs de lecteur adolescent sont-ils marqués par un papier, une illustration ou une odeur particulière ?

Henri Vernes : Mes premiers souvenirs par rapport aux livres sont liés à une caisse de margarine. Il y avait chez ma grand-mère un carton rempli de livres qui avaient appartenu à mon oncle. Il y avait là des bouquins qui ne m’intéressaient pas du tout à l’époque comme les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, La petite Dorrit de Charles Dickens ou une édition ancienne d’Hernani de Victor Hugo reliée à la bradel. Par contre, j’y ai trouvé un livre de prix, L’héritage de Charlemagne de Charles Deslys, un grand format qui parlait de la mort de l’empereur, des preux, etc. Ce livre m’a beaucoup plu et peut-être est-ce là qu’est né mon goût pour le Moyen Âge. Un autre livre dont j’avais un vague souvenir, Les jumeaux de Kildrummy, relatait l’histoire de deux enfants perdus dans les monts Grampian en Ecosse.

C’est à peu près tout ce dont je me souvenais. Malheureusement, on se sépare de ses livres à certaines époques, quand on croit devenir intelligent. Des années plus tard, après la guerre, j’ai eu un accident de voiture à Bruxelles en compagnie d’une jeune fille qui me propose de venir chez elle pour ma convalescence. Elle habitait avec sa mère, une charmante vieille dame, large d’esprit qui comprenait très bien qu’à 40 ans, je fréquente sa fille qui en avait 18. Lors d’une de nos conversations, je parle par hasard du livre L’héritage de Charlemagne. La dame se lève, se faufile dans le couloir de l’appartement où se trouvait une énorme bibliothèque, elle monte sur une échelle et m’apporte un exemplaire identique à celui que j’avais découvert des années auparavant. Elle m’en a fait cadeau. Par la suite, j’ai rompu avec sa fille mais j’ai gardé le bouquin ! J’évite d’ailleurs de le relire pour ne pas trop me baser sur une fausse nostalgie. L’autre livre dont je vous parlais, je l’ai cherché pendant des années chez les bouquinistes sans mettre la main dessus. Un jour, je dis à un de mes amis du club Bob Morane qui manipule régulièrement Internet que s’il me dégotte Les jumeaux de Kildrummy, je lui donne un manuscrit. Après des jours de recherche, il l’a trouvé alors que personne ne connaissait ce livre. Comme quoi, Internet sert quand même à quelque chose.

Quel âge avez-vous au moment de la découverte de ce « trésor livresque » ?

Environ six ou sept ans et je lisais déjà couramment. D’autre part, ma mère collectionnait aussi les petits feuilletons de cinéma dans lesquels j’ai lu Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas, dans la version cinématographique du réalisateur Diamant-Berger. Le texte de Dumas était accompagné des photos du film. C’est vraiment là que j’ai commencé à lire et peut-être aussi à écrire.

En 1953, vous publiez le premier Bob Morane dont une des caractéristiques est qu’il collectionne les armes anciennes. Peut-être que cette passion, que vous partagez avec votre héros, naît à ce moment-là, au contact de cet imaginaire moyenâgeux.

Sans doute que tout cela y a contribué.

Pour cet entretien, j’ai relu certaines des aventures de Bob Morane et je suis tombé sur cette phrase tirée des Géants de la Taïga (1958) : « L’exploration des antiquaires ou des boîtes à livres sur les quais de la Seine aurait sans doute offert à Bob Morane plus d’imprévus que ce voyage lointain… ». Est-ce que vous-même étiez un habitué des bouquinistes ?

Evidemment, les réflexions de Bob Morane sont les miennes. J’aimais courir les antiquaires et fréquenter les bouquinistes des quais de la Seine. J’ai longtemps habité quai Saint-Michel à Paris. Il est certain que Bob Morane a pris beaucoup de mes goûts, bons ou mauvais d’ailleurs.

Vous considérez-vous comme bibliophile ?

Oui et non. Je ne recherche pas systématiquement une édition originale ou un tirage particulier. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est le contenu. Cela dit, si je trouve une édition rare d’un livre que j’aime, je l’achète. Parfois, il m’arrive aussi d’acheter un beau livre que je ne lis pas. Dans ce cas, c’est le livre-objet qui m’attire. A côté de cela, j’ai une sensibilité particulière pour les livres illustrés. Je pense à une édition de Clochemerle de Gabriel Chevallier illustrée par Paul-Emile Bécat. Je reste aussi sensible à une édition rare du marquis de Sade ou d’un livre de chevalerie. Chez moi, tout cela est très fluctuant.

Je pense savoir que vous avez un goût particulier pour Jean Ray et Blaise Cendrars. Possédez-vous leurs œuvres en édition originale ?

J’ai possédé toute l’œuvre de Cendrars en édition originale mais je m’en suis séparé en partie. Il y a des moments dans la vie où l’on se dit qu’il est finalement inutile de vouloir tout conserver. Alors, on se défait de certaines choses. J’ai connu Blaise Cendrars, j’ai lu ses œuvres, je les connais. A quoi bon s’entourer de tout cela ? Concernant Jean Ray, j’ai quelques manuscrits originaux parce que je l’ai bien connu. Je l’ai côtoyé pendant 20 ans et nous avons entretenu une amitié très suivie. Évidemment, son œuvre me touche beaucoup et je garde donc certaines éditions rares. Mais finalement, c’est la même chose pour tout le monde, c’est parce qu’on a aimé lire tel ou tel auteur qu’on se met un jour à vouloir rassembler les éditions originales.

Et des auteurs comme Stevenson ou Conrad ?

Oui, tous ces écrivains comme Stevenson ou London font partie de mes lectures classiques. Je les ai tous lus ! Mais je ne peux pas dire qu’il y en ait un qui me touche plus que d’autres. Peut-être Croc Blanc. Mais c’est un peu de la nostalgie aujourd’hui. J’ai beaucoup aimé dans mon adolescence, Michaël, Chien de Cirque de London, paru dans la bibliothèque verte. Mais quand on sait que toute la bibliothèque verte est « caviardée », on se dit qu’on n’a pas lu le bon texte. J’essaye de ne pas les relire, je veux garder ma nostalgie, je pourrais être déçu. A côté de cela, il y a d’autres grands livres, comme Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, magnifiquement écrit, et qui reste d’actualité. Lorsque je veux vraiment lire quelque chose de bien écrit, non pas pour le contenu, mais pour le « beau style »,  je prends les Sermons de Bossuet, c’est remarquablement tourné. Il ne faut lire qu’une page ou deux parce que c’est assez ennuyeux ! J’ai aussi quelques éditions originales du Marquis de Sade, notamment Aline et Valcourt. Un journaliste m’a dit un jour que j’étais le seul homme chez qui il a vu le Marquis de Sade voisinant avec La Vie des Saints. Parmi d’autres, je possède aussi la première édition complète originale de Rabelais, un texte superbe, à lire à petites doses également. Concernant Ulysse de James Joyce, je l’ai lu en commençant par la fin : on le comprend mieux !

Par rapport à votre production personnelle, collectionnez-vous les différents tirages et éditions de vos propres œuvres ?

Non. Certains lecteurs du club Bob Morane sont à l’affût. Ils sont d’ailleurs arrivés à quelques 1500 éditions et rééditions, dans différentes langues. Mais moi-même, je n’ai jamais vraiment suivi tout cela. J’écrivais surtout pour gagner ma vie. Par rapport à votre question, c’est un peu comme si un notaire collectionnait ses dossiers.

« Mac Orlan, c’est un peu le Cendrars du pauvre ! »

Que pensez-vous de Mac Orlan et de cet univers du fantastique social ?

Oui, j’aime certaines choses. Mac Orlan, c’est un peu le Cendrars du pauvre ! J’ai raffolé des Contes de la pipe en terre. Je les ai trouvés en 1940 avec ses propres illustrations, dans une grande édition, avec une couverture illustrée par Gus Bofa. J’ai d’ailleurs écrit quelques petits contes à la Mac Orlan pour la revue PAN. Je l’ai beaucoup apprécié mais pour moi, il a été quelque peu « tué » par Cendrars, qui avait le style en plus.

Dans Bob Morane, on voyage beaucoup. Certains lecteurs ont dit qu’ils avaient appris la géographie en lisant Bob Morane.

Moi-même, j’ai appris la géographie en écrivant, en me documentant.

Vous entourez-vous de livres de géographie, d’histoire naturelle pour pouvoir décrire avec tant de précision la faune, la flore?

J’ai, je crois, une grande culture générale. Notamment du point de vue zoologique ou botanique. En général, j’emploie ce que je connais et si j’ai besoin de renseignements plus précis sur la flore d’un pays, je puise dans la grande géographie d’Elisée Reclus. On y trouve des descriptions de toutes les plantes dans un style magnifique.

Et vos voyages ? Vous êtes passionné par les Antilles, Haïti et le Vaudou ?

J’y suis allé souvent. J’ai eu beaucoup de fiancées haïtiennes, c’est un bon moyen de découvrir le pays. Avant d’y aller, j’avais lu L’île magique de William Seabrook, écrit dans les années 20. Je me suis intéressé à la peinture Vaudou, je suis retourné souvent là-bas, c’est un pays que j’ai beaucoup aimé. Et j’ai continué à acheter des livres sur Haïti qui m’apprenaient peu. J’ai même écrit un livre sur le Vaudou.

Dans Les Compagnons de Damballah, paru en 1958, Bob Morane est confronté à un dictateur. On pense évidemment à Duvalier.

Je suis allé pour la première fois en Haïti en 1954 et plus tard, après le régime de Papa Doc.

Avez-vous une sensibilité par rapport à la littérature antillaise?

Non, je n’ai jamais beaucoup lu d’auteurs haïtiens. Et pourtant, c’est un pays très attaché à l’art, à la culture. J’ai créé d’étroits liens d’amitié avec des personnes sur place, mais en littérature, j’ai l’impression de trop bien connaître le pays pour y trouver quelque chose de nouveau. J’ai peut-être tort. Dans leur conception du français, les haïtiens sont encore très précieux, très 18è siècle.

Cette discussion est aussi l’occasion d’évoquer la réédition de La belle nuit pour un homme mort chez Souny et préfacée par votre ami Jean-Baptiste Baronian. Un livre étonnant, hallucinant et assez apocalyptique.

Quand j’ai publié ce livre en 1949 aux éd. du Triolet, je ne pensais pas encore écrire Bob Morane. A ce moment-là, je n’avais pas de tabou. A partir de Bob Morane, je serai plus réservé puisqu’en principe, ce sont des aventures écrites pour la jeunesse. J’ai donc écrit ce livre dans la lignée de J’irai cracher sur vos tombes de Vian. À cette époque paraissait aussi le livre Clayton’s College de José-André Lacour. Donc, le directeur des éditions Triolet cherchait un auteur pour écrire un bouquin dans le genre de celui de Vian et je me suis lâché.

Avez-vous dans votre bibliothèque un « enfer », un attrait pour la littérature érotique ?

Non, j’ai quelques Marquis de Sade dont l’œuvre complète est plutôt là pour scandaliser les gens qui viennent chez moi. Où se trouve la frontière entre érotisme et pornographie ? Je ne sais pas. En général, les romans pornographiques sont mal écrits. Les meilleurs, ce sont ceux que l’on s’écrit soi-même. Cela dit, il y a de délicieux livres érotiques comme La leçon d’amour dans un parc [2] mais cela n’occupe pas dans ma bibliothèque un rayon particulier. Dans tous les grands romans, il y a de l’érotisme.

Nous sommes ici entourés d’une partie de votre bibliothèque. Tenez-vous un catalogue de vos livres ?

Pour l’instant c’est un prodigieux débarras. Tout est en désordre, rangé n’importe comment. Au fil du temps, je me suis débarrassé de livres, j’en ai rachetés et j’ai l’impression d’en avoir toujours autant. Mais je n’ai jamais tenu de registre de mes livres. A l’instar de ma vie, tout a toujours été fait par hasard, sans plan, sans idée préconçue. Bob Morane est né par hasard. J’écrivais un bouquin, je le finissais et ça s’arrêtait là. Forcément, au bout du compte,  il y a toujours des retours de certaines idées, mais je n’ai jamais fait de plan pour écrire Bob Morane. Si j’avais fait un plan, je ne l’aurais pas respecté. Le fait d’écrire au fil de la plume donnait probablement beaucoup de vie au personnage et peut-être une spontanéité dans le style.

Avez-vous besoin d’être entouré de vos livres, de certains objets pour écrire?

À un moment j’écrivais n’importe où. Je me souviens avoir écrit un Bob Morane en partie sur un bateau bananier qui revenait d’Amérique du Sud. J’avais emporté une machine à écrire mais avec le roulis, mon chariot balançait d’un côté à l’autre. C’était assez difficile. Puis, j’ai beaucoup écrit la nuit chez moi, car j’avais d’autres occupations la journée. Il est évident qu’une œuvre aussi touffue que Bob Morane exigeait des recherches. J’avais alors besoin de pouvoir consulter tel ou tel dictionnaire pour compléter un passage.

La formule de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau parlant de la bibliothèque privée comme d’une « sentimenthèque » pourrait-elle vous convenir ?

Oui, car j’ai des sentiments pour les livres. Il y a ceux que l’on aime prendre en main, manier pour leur reliure et qu’on ne doit pas nécessairement lire. J’ai une très belle édition de la Torah en hébreu. Je ne peux évidemment pas la lire mais l’objet me plaît.

Rangez-vous à part les livres qui vous sont dédicacés ?

Je possède des dédicaces de Jean Ray que je garde évidemment. Je conserve aussi une dédicace de Cendrars que j’ai rencontré plusieurs fois à Paris. Par ailleurs, j’ai trouvé sur une pile de livres au vieux marché, un bouquin sans couverture, Les vrais mystères de Paris, signé de la main de Vidocq. Une trouvaille ! Mais je n’ai jamais couru les dédicaces. Je ne me suis d’ailleurs jamais dédicacé un Bob Morane. Il faudra que je le fasse un jour.

Vous arrive-t-il d’annoter les livres que vous lisez ?

Cela m’arrive. Je mets le plus souvent un petit papier pour indiquer un passage, mais je n’en fais pas une coutume. J’oublie souvent de le faire et je parcours alors tout le bouquin sans retrouver le passage.

Quel est le livre que vous ne prêteriez jamais ?

Je ne prête pas souvent mes livres. Il m’arrive de prêter ceux que l’on pourrait qualifier de « plage », ceux dont je suis très content qu’on ne me les rende pas. J’en ai prêté jadis quelques-uns à mon défunt ami Jacques Van Herp qui avait l’habitude de ne pas les restituer. Mais comme j’en ai gardés certains qu’il m’avait prêtés, nous sommes quittes.

Rony Demaeseneer


[1] Henri VERNES, préf. de J.-B. Baronian, La belle nuit pour un homme mort, Souny, 2007, 142 p., 12€.

[2] Roman de René Boysleve paru en 1902


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 148 (octobre 2007)