
Paul Emond
Paul Emond est romancier, essayiste et traducteur. Depuis plusieurs années, son travail s’oriente principalement vers l’écriture et l’adaptation théâtrales. Pour ce nouveau numéro, le Carnet a choisi de faire parler la bibliothèque intime d’un auteur dont l’œuvre discrète est emprunte d’une étrange puissance. Marqué notamment par les littératures tchèques et slovaques, Paul Emond nous dévoile quelques pièces majeures d’un catalogue personnel qui continue de nourrir, avec dérision et subtilité, l’œuvre en cours. Une bibliothèque-labyrinthe, chère à Borges, que l’auteur, fin connaisseur des lieux, nous fait visiter en ayant soin de donner aux chapitres clés, la voix qui leur revient.
« Ce gars-là, il parlait comme un livre [1] »
«Vous êtes si drôle !
On vous dirait sorti d’un vieux livre d’images [2]»
Paul Emond
Dans plusieurs entretiens que vous avez donnés, vous parlez d’une première lecture importante pour vous, celle de L’île mystérieuse de Jules Verne. À quel âge découvrez-vous ce livre et dans quelle édition ?
C’était dans la collection de La Bibliothèque Verte chez Hachette, une édition cartonnée verte avec une illustration en couverture. Dans la bibliothèque de mon père se trouvaient aussi quelques anciennes éditions de Jules Verne dans les cartonnages célèbres d’Hetzel, rouges et or. Je me souviens très bien avoir lu à la même époque un récit moins connu de Verne, Bourses de voyage, qui narrait l’histoire d’adolescents qui embarquent pour les Etats-Unis et qui s’aperçoivent très rapidement qu’ils sont sur un bateau capturé par des pirates. C’était là le début de l’aventure pour moi qui avais aux alentours de 8 ans. Par la suite, je lirai pratiquement tous les livres de Jules Verne. Ceux de Dumas aussi, un peu plus tard chez Marabout tout comme Poe ou Dostoïevski que je découvre dans cette collection. C’était assez particulier pour le gamin que j’étais de manipuler ces premiers livres de poche. J’en ai d’ailleurs conservés certains.
Etiez-vous entouré de livres à la maison ?
Pas tellement malheureusement. Il n’y avait pas de grande bibliothèque familiale. Nous habitions à la campagne. Mon père était avocat et avait son bureau à Bruxelles. C’est plus tard que j’ai découvert qu’il y avait là, dans son cabinet, une bibliothèque plus fournie. Mais très vite, je me suis constitué ma propre bibliothèque.
Un autre moment clé pour vous, c’est la découverte de la littérature tchèque. Possédez-vous une bibliothèque volumineuse dans ce domaine ?
Avec Maja Polackova, ma femme, nous avons récemment déménagé, Donc, les livres vont et viennent. Quand nous avons emménagé dans cette maison, il y a deux ans, nous avons donné une grande partie de nos livres tchèques et slovaques, en langue originale et en traduction, à la section de slavistique de l’Université Libre de Bruxelles dirigée par Jan Rubes. Nous n’avons gardé ici que les auteurs qui nous touchent le plus.
Connaissiez-vous des auteurs tchèques avant de vous rendre au début des années septante à Prague et à Bratislava ?
J’ai lu Kundera dès les premières traductions en français. Kafka aussi bien sûr. Avant de partir, je me rappelle avoir été trouver monsieur Mercier, le merveilleux libraire de La Proue, rue des Eperonniers à Bruxelles et lui demander s’il possédait des auteurs tchèques. Il m’a dit de revenir en fin de semaine. Deux jours plus tard, il avait réussi à dénicher une pile d’ouvrages d’auteurs totalement inconnus qui avaient été traduits après la guerre et que j’ai commencé à explorer.
Une fois sur place, vous découvrez plusieurs auteurs qui vont vous marquer profondément. L’aspect baroque, grotesque , ce goût pour la dérision qui caractérisent cette littérature vont jouer un rôle essentiel non seulement dans votre premier livre La danse du fumiste mais également dans l’ensemble de votre œuvre.
Oui, je me souviens avoir lu en français dans la fabuleuse salle de lecture de la bibliothèque universitaire de Prague deux livres qui restent des références pour moi, celui de Vancura, La fin des temps anciens et La vie et l’œuvre du compositeur Foltyn de Capek. Je découvre chez l’un et l’autre deux livres qui mettent en scène des fabulateurs – on pourrait dire des fumistes, des gens dont le discours diffère de ce qu’ils sont intérieurement. C’est effectivement le moment où se déclenchent chez moi l’écriture et la rédaction de ce premier roman. Viendront ensuite d’autres auteurs comme Hrabal ou Hasek. Malheureusement, la traduction française du grand livre de ce dernier, Le brave soldat Chveik, qui date des années trente, est vraiment pauvre. On perd la majeure partie de l’humour tchèque que recèle un tel livre. Cela dit, ce personnage de Chveik est très différent de ceux de Vancura et Capek ; il se sert de son apparente niaiserie pour se tirer d’affaire. Il y a aussi un autre grand livre que je découvrirai plus tard grâce à Maja – c’est depuis toujours un de ses livres de chevet – Le producteur de bonheur[3] du slovaque Vladimir Minác. Nous l’avons traduit ensemble et ce fut un grand plaisir de le faire.
En relisant certains de vos textes pour cet entretien, j’ai relevé un autre fil conducteur qu’il me semblait intéressant de suivre, celui du passage, d’un constant mouvement chez vous de balancier entre deux états, entre rêve et réalité, entre vrai et faux. Dans ce sens, la bibliothèque mentale, patiemment constituée, peut-elle être perçue comme une sorte de digue, de frontière perméable entre lecture et écriture ?
Oui dans ce sens-là, mais je pense à d’autres influences comme celle de Paul Willems que je considère pratiquement comme mon père spirituel. Je lui dois beaucoup. Je connaissais ses romans depuis l’université mais je ne l’ai rencontré qu’en 1978 à mon retour de Tchécoslovaquie. Pour le coup, lui est vraiment l’homme des frontières que vous évoquiez ! C’est lui d’ailleurs qui m’a fait découvrir le romantisme allemand, les œuvres d’Arnim, de Jean-Paul ou encore de Tieck. Je me souviens avoir lu d’un bout à l’autre, d’avoir dévoré littéralement les deux volumes des romantiques allemands dans la Pléiade. Pour revenir à cette idée de transgression des frontières du réalisme, du va-et-vient entre rêve et réalité, il ne faut pas oublier Borges évidemment qui a aussi beaucoup compté pour moi. Mais effectivement, en y repensant, mes lectures de Kafka, du monde kafkaïen vont aussi dans ce sens. Prague était, peut-être plus dans ces années-là qu’aujourd’hui, une ville des passages. Il y avait la ville officielle, socialiste et à côté, une Prague secrète, souterraine.
« …une promenade ludique à travers les livres »
Cette perméabilité entre lecture et écriture, on la retrouve notamment dans la notion d’intertextualité qu’analyse avec beaucoup de pertinence Joseph Duhamel dans le livre[4] qu’il vous a consacré. Est-ce là une manière de clin d’œil aux auteurs qui vous ont nourri, une façon aussi peut-être d’assurer la cohésion de l’ensemble ?
Je ne parlerais pas vraiment de cohésion. Il s’agit plutôt d’un voyage dans la bibliothèque mentale, d’une promenade ludique à travers les livres. Je ne pense pas pouvoir écrire sans ces allers et retours, ces déambulations à travers les textes, les références. Des dialogues s’installent entre les livres. C’est le cas pour les quelques romans que j’ai publiés mais aussi dans le cadre de mon activité théâtrale. Très vite, à côté de la vingtaine de pièces que j’ai pu écrire, j’ai eu la chance de me voir proposer des adaptations de grandes œuvres. Récemment, je viens d’adapter par exemple Tristan et Iseut pour la troupe des Baladins du Miroir. C’est un réel plaisir pour moi de pouvoir côtoyer d’immenses auteurs, de grands textes en les revisitant avec mes propres mots. On rejoint à nouveau cette idée de perméabilité dont nous parlions. Cette activité là me passionne énormément. De la même manière, mon travail d’enseignant est un pur bonheur. Le cours de littérature est une autre façon de raconter, de transmettre, de partager ma vision, forcément subjective, de Cervantès, d’Homère, etc.
Un autre passage s’opère dans votre parcours d’auteur, celui de l’écrit vers l’oral, du roman au théâtre. Ce besoin d’oralité semble essentiel pour vous.
Oui, je pense que cet aspect est très important pour moi. Mais également l’image. Le théâtre est surtout un spectacle, donc visuel. De même, le rapport à la peinture est aussi très présent dans mon écriture. Au fond, le complément imagé ou la place laissée à l’image dans le théâtre est nécessaire. Dans l’écriture théâtrale, on écrit pour un spectacle, littéralement pour quelque chose qui va être donné à voir.
Cette transition de l’écrit vers l’oral, c’est l’inverse de ce qui se produit dans l’histoire du livre et de la lecture où l’on est passé, vers la fin du Moyen Age, d’une lecture à voix haute, collégiale à une lecture plus personnelle, intériorisée. Y aurait-il dès lors chez vous une sorte de volonté de retour aux origines ?
Je me rappelle avoir écrit un petit texte pour le programme de l’adaptation de L’Odyssée au théâtre du Rideau de Bruxelles dans lequel je m’interrogeais sur les raisons d’adapter cette œuvre. J’imaginais la naissance du théâtre comme l’histoire d’un conteur qui se mettrait à mimer les personnages dont il narre les aventures. Évidemment, le théâtre n’est pas né comme ça mais on peut inventer, broder autour de son éclosion. Oui, c’est là une forme de retour aux origines, certainement. D’ailleurs, dans l’histoire du roman, chez Cervantès par exemple ou chez Sterne, le narrateur qui s’adresse au lecteur est la transposition du conteur aux auditeurs. Ce n’est que plus tard, avec le roman réaliste notamment, que le narrateur est remis dans sa niche en quelque sorte (rires).
« Les livres sont des amis à qui l’on serre la main »
Pour revenir au livre en tant qu’objet, entretenez-vous un lien charnel, physique avec les livres ?
Je me rends compte qu’il y a certains livres qui sont devenus mes compagnons de route. Le tome II des œuvres en Pléiade de Kafka que j’ai lu et relu, que j’ai tellement manipulé ; cet exemplaire-là est devenu mon ami au fil du temps. Même chose pour certains livres de Paul Willems. Donc, je ne recherche pas un livre pour sa rareté, son caractère précieux. Ce sont avant tout des objets auxquels je tiens comme on peut garder une vieille montre ou un vieux calepin. En ce sens, je n’ai pas du tout de côté bibliophile. Les livres sont faits pour être lus, feuilletés. Ce sont des amis à qui l’on serre la main et qu’on peut empoigner de tous les côtés. Je me souviens aussi que Paul Willems possédait un vieil exemplaire d’Alcools d’Apollinaire qui tombait en miettes mais jamais il n’aurait lu ces poèmes dans un autre livre.
Dans son essai, Joseph Duhamel relève la place de l’île, présente à plusieurs reprises dans votre oeuvre et la définit comme la métaphore du livre et de la fiction. Le caractère isolé, clos de l’île n’est-il pas en désaccord par rapport à l’intertextualité dont nous avons parlé ?
Non, il s’agit de l’idée que le continent constitue le réel et l’île, le lieu de l’ailleurs. Ce serait plutôt une Arcadie, un lieu de tous les possibles. Un endroit magique comme l’île de Prospero chez Shakespeare. Un endroit où les lois sont différentes de celles en vigueur sur le continent du réel. Dans un très beau conte, Haroun et la mer des Histoires, Rushdie imagine qu’il existe une seconde lune que les humains ne voient pas et sur laquelle se trouve un océan qui contiendrait tous les récits du monde sous forme liquide. C’est-à-dire qu’ils sont encore tous mêlés les uns aux autres. C’est une histoire magnifique et on retrouve là l’idée de l’île mystérieuse, un lieu où sont rassemblés tous les récits possibles à l’instar de la bibliothèque de Babel chez Borges.
En préparant cette rencontre, j’avais extrait un passage de la bibliothèque de Babel, tout à fait à propos me semble-t-il : « Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j’ai voyagé dans ma jeunesse ; j’ai effectué des pèlerinages à la recherche d’un livre et peut-être du catalogue des catalogues ; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j’écris, … ». Quelques lignes qui vous sont proches sans doute…
Oui et ce livre global, il ne l’a pas trouvé évidemment ! C’est là toute la différence entre le mythe du livre à l’ancienne où la Bible, le Coran constituent le grand Livre et la vision actuelle où l’on sait très bien que ce livre qui serait la clé de tous les autres n’existe pas. C’est Borges qui parle le mieux de cette thématique. Chez Dante, on est encore dans le livre total et Borges qui pourtant lui vouait une grande admiration, sait bien que ce n’est plus qu’un mythe. Ce qui est étonnant et magnifique, c’est que Borges nous raconte tout cela en quelques pages.
« Je me sens bien parmi les livres »
Avez-vous besoin d’être entouré de livres pour écrire ?
Oui, bien qu’il m’arrive de prendre des notes ailleurs, je ne suis pas fétichiste à ce point. Mais je dirais que j’ai besoin d’être entouré de livres pour vivre tout simplement. Je me sens bien parmi eux.
Peut-on distinguer un classement au sein de votre bibliothèque ?
J’essaie que les auteurs que j’apprécie le plus soient à portée de main. J’ai bien sûr fait des regroupements. À côté d’une section assez importante sur le théâtre, j’ai regroupé les différentes littératures, allemande, anglo-saxonne, française. Sur les étagères dévolues à cette dernière, on va trouver des auteurs vers lesquels je reviens régulièrement comme Perec, Sollers, Segalen, Flaubert, Diderot, etc. Pour la langue allemande, à portée de main, tout Bernhard qui est un auteur que j’adore, Canetti, Frisch, Walser. Et puis les grandes œuvres anciennes, Cervantes, Dante, Les mille et une nuits…Derrière mon bureau, tout près de ma table de travail, dans cette vitrine, des auteurs qui me sont tout aussi proches ou plus encore, Paul Willems, Paul Neuhuys, Gaston Compère, Henri Michaux, François Emmanuel, les tchèques Hrabal, Kundera, Capek, l’albanais Kadaré, l’iranien Baraheni. J’ai aussi regroupé les « Pléiade », celle de Kafka dont je vous parlais tout à l’heure est là. Enfin, je conserve précieusement certains exemplaires dédicacés par des amis chers comme Paul Willems ou Gaston Compère. C’est peut-être là mon seul côté bibliophile. C’est tout le problème d’une bibliothèque personnelle, il faut tenter de la garder dans des proportions raisonnables.
À côté de la littérature, on va trouver aussi une bibliothèque sur la peinture dont vous êtes également passionné.
La peinture en effet occupe une place importante, centrale dans mon travail et c’est d’ailleurs un grand bonheur pour moi de vivre avec une artiste plasticienne de premier plan. Dans cette bibliothèque, qui nous sert beaucoup à l’un et l’autre, il y a, parmi bien d’autres choses, les expressionnistes allemands que j’apprécie énormément. Ou le slovaque Albin Brunovsky. Des monographies sur Wilhelm De Kooning, Francis Bacon, Arié et Stéphane Mandelbaum qui sont des peintres que j’aime. Nous avons aussi une série de livres de photographies sur Prague ou la Bohème et la Slovaquie, etc. Quand je travaille sur une pièce de théâtre, j’ai souvent à côté de moi un peintre de référence qui m’accompagne dans l’écriture. En ce moment par exemple, c’est Corneliu Baba, un peintre roumain extraordinaire mort en 1997 et qui est peu connu chez nous.
Pour terminer, parmi les auteurs que vous m’avez présentés, beaucoup sont poètes. Vous même n’avez jamais été tenté par la poésie ?
Non, je ne suis pas assez lyrique pour cela !
Rony Demaeseneer
[1] Extrait de Paul EMOND, La danse du fumiste, Labor, coll. Espace Nord, 1993
[2] Extrait de Paul EMOND, Les îles flottantes, Lansman, 2005
[3] Vladimir MINAC, Le producteur de bonheur, trad. du slovaque par Maja POLACKOVA et Paul EMOND, Labor, 1994
[4] Joseph DUHAMEL, Paul Emond : vrai comme la fiction, Luce Wilquin, 2007
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 153 (2008)