Donner du texte au corps
Stéphane LAMBERT, Mon corps mis à nu, Impressions nouvelles, 2013
Stéphane Lambert avait bien conscience de la difficulté voire du danger de son entreprise lorsqu’il s’est assigné le projet de publier Mon corps mis à nu, soit exposer sa vie la plus intime. Dire l’homme qu’il est aujourd’hui, proclamer en quelque sorte son identité, décrire ce parcours qui l’amène à se dévoiler totalement. Que l’aventure comporte des risques, comme tout aveu peut-être, peu importe, il est sûr de lui, ferme dans son intention, car ce texte répond à un besoin, sans aucun doute. Avant de se dire, il s’est choisi un parrainage éclectique : Baudelaire pour l’inspiration du titre (Mon cœur mis à nu), Valéry, pour l’épigraphe en tête de volume, Nerval (“Le réveil en voiture”), pour l’entrée en matière, les premiers mots. Il n’y aura pas d’autre allusion à des garants, notre auteur va s’avancer seul et débrouillera sans aide les fils de son existence. Il vaut mieux, et il le soulignera à maintes reprises, se fier à ses propres mots plutôt qu’à toute interprétation extérieure. Il a tout pour mener à bien une enquête sur soi, la motivation, la nécessité même qui le guident ; la sincérité, la spontanéité, puisqu’il laisse échapper un discours longtemps retenu. Il faut ajouter le talent, car ces mots ne sont pas ceux de tout le monde : son approche, sa remémoration, son propos tout entier seront littéraires.
Ce récit retrace donc l’itinéraire du sujet à la découverte de soi. Le premier corps qui l’émeut, encore enfant, est celui dénudé de son père, qui lui renvoie en un miroir décalé et quelque peu déconcertant sa propre image, une sorte de double, imprécis et troublant. Pourquoi lui ? cette image déjà définitive de l’homme est peut-être décisive et indiquerait dès lors de manière implicite à celui qui a vu quelle serait son affinité d’élection ? Rien de comparable ne se produira avec le corps de sa mère, qui n’est pas son genre et dont le voisinage n’est autre que familier, quotidien. Stéphane ne s’interroge pourtant pas alors ni plus tard sur quelque déterminisme que ce soit. Il se contente d’enregistrer, d’accumuler des sensations, des émotions dont il ne perçoit pas le secret. Aujourd’hui, il raconte simplement et tente de “tout dire”. D’emblée, il affirme qu’il se “laisse conduire par les mots”. Entre le besoin, mais aussi le désir de dire et la retenue qu’impose peut-être “le fer rouge de la culpabilité” – l’une et l’autre intention ne se complètent-elles pas ? – il y a cette autre nécessité, fondamentale, existentielle, de se connaître vraiment, de se comprendre, enfin et impérieusement, de mettre son corps à nu. Dès lors oser se regarder et se décrire, c’est toute une entreprise à laquelle il s’attache, sans tendresse envers ce corps adolescent qu’il juge déficitaire, alors qu’il a déjà été convoité, touché, aimé alors qu’il était enfant. Il doit quitter la chambre du rêve, le linge de bonne famille, passer du virtuel à l’accomplissement et se mettre à la recherche d’une satisfaction sexuelle immédiate. Il éprouve les premiers gestes, les premiers regards, le comportement de la drague et découvre les lieux propices où trouver le plaisir espéré. Mais, ici comme dans L’homme de marbre, Stéphane Lambert ne cache pas que, si la fascination opère, parfois fulgurante, elle n’est que passagère et demeure superficielle sinon effrayante : “un puits dont on ne voyait pas le fond”. La quête majeure est vitale donc supérieure. L’être sexuel, et, s’il faut faire la différence, homosexuel en l’occurrence, qui s’affirme ici, est indissociable de l’être total, individuel et social. à travers un tel récit de vie, orienté et vibrant comme un manifeste, c’est le genre autobiographique entier qui se trouve un nouveau discours, entre spontanéité, analyse et maîtrise littéraire. L’auteur l’a bien entrevu et même exprimé : “le genre autobiographique n’est pas une fin en soi, c’est un détour nécessaire pour rejoindre l’existence dont on vit écarté”. Quel mérite alors, bien qu’il sache et proclame que “le corps est un objet insaisissable” de l’avoir si bien appréhendé ! À lui qui s’était jusqu’alors, à peu d’exceptions près, surtout adonné à la fiction, revient le mérite d’avoir, selon ses mots, donné “du corps au texte”, sinon l’inverse. À chacun sa formule ! Les dernières pages témoignent à vif de la difficulté de rédiger un tel récit où se révéler sans tomber dans la confession ou l’exhibitionnisme relève de l’exploit ; un texte où l’art seul peut cautionner la parole intime.
Jeannine Paque
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 175 (2013)