Bob et Henri

Henri Vernes

Henri Vernes

En 1953, paraissait le premier épisode des aventures de Bob Morane. La série fête ses cinquante balais, mais son héros est toujours aussi jeune et fringant. C’est qu’il a gardé ses trente-cinq ans d’alors, ceux qu’un homme, qui les avait en 1953, lui a prêtés en se lançant dans cette autre aventure : l’écriture de romans, qui parurent au rythme de six par année dans la grande période. Cet homme, nous l’avons rencontré et nous avons tenté de percer son secret. Quelque chose qui tient de l’ordinaire et de l’exceptionnel, de la besogne et du plaisir, du simple et du compliqué… Les règles de l’art, en somme.

Pourrions-nous commencer par résumer votre parcours avec Bob Morane… et sans Bob Morane ?Henri Vernes : Tout de suite après la guerre, j’étais journaliste à Paris. J’ai travaillé pour différents journaux et des agences de presse, aussi bien en Belgique qu’en France. Un jour, Marabout m’a proposé de commencer une série, avec un personnage qui tient toujours. J’ai créé Bob Morane, en 1953, il y aura donc 50 ans en décembre 2003. Pendant de longues années, j’ai travaillé pour Marabout, les éditions Gérard, et puis la faillite des éditions Gérard étant venue, Bob Morane est passé par différentes autres maisons. Entre-temps, j’avais commencé Bob Morane en bande dessinée, il y a eu Bob Morane en feuilletons de télévision, et en feuilletons de dessins animés. C’est moi qui scénarise les bédés et qui fais le découpage, et il y a un dessinateur qui fait les illustrations sur mes découpages et sur mes scénarios. Pour les adaptations télévisées, je ne m’en mêle pas du tout, je laisse ça aux professionnels.

vernes la vallee infernaleVotre passé de journaliste vous a-t-il formé à l’écriture ?
Le métier de journaliste apprend à écrire très vite : dès que quelque chose arrive, il faut tout de suite le mettre sur papier pour que ça soit dans la presse quelques heures plus tard. J’étais correspondant, à Paris, de journaux du nord de la France, des quotidiens. Tous les jours je devais envoyer mon papier, et tous les jours je devais le pondre : trouver le sujet, écrire, mettre en musique, l’envoyer. Évidemment je devais faire vite, et ça m’a beaucoup servi. Mais comme j’ai toujours écrit avec facilité, ça n’a fait que me renforcer.

Comment commencez-vous un Bob Morane ? Faites-vous un scénario ?
Très souvent j’ai un titre – c’est très important un titre – et une idée très vague du pivot de l’action, c’est-à-dire de l’excuse de l’action, mais je ne sais jamais comment ça finit. Je me mets à ma table, je fais un premier chapitre, je pose des personnages, d’autres personnages viennent en cours de route, que je n’avais pas prévu au départ. Tout ce que je sais c’est que ça va bien se terminer, puisque Bob Morane ne peut pas mourir, sinon c’est fini pour le suivant. Donc, j’écris dans l’imprévu, un peu comme dans la vie finalement : la vie est un roman, mais on ne sait jamais ce qui se passe le lendemain. Pas de plan, parce que si je faisais un plan, c’est certain, je ne le respecterais pas, j’aurais d’autres idées en cours de route.

Vous avez chez vous pas mal d’objets ; est-ce que certains d’entre eux vous ont inspiré dans vos aventures de Bob Morane ?
Peut-être y a-t-il certains de mes objets qui y reviennent, ou que Bob Morane possède. C’est un tout : ma vie, mes goûts se mêlent avec sa vie et ses goûts à lui. Probablement que ma curiosité pour les objets a aiguisé ma curiosité dans l’écriture de Bob Morane, à vrai dire je ne me suis jamais posé la question.

Ce sont des objets d’art religieux…
J’ai beaucoup d’objets du Moyen Âge, et là, tout l’art était religieux. Ce n’est pas ma faute. Pour moi, une vierge romane, c’est l’équivalent d’un totem. J’ai des totems, et de même, ce n’est pas pour ça que j’y crois, et de même, ce n’est pas parce que j’en ai une que je crois à la vierge romane. Quoi qu’on en dise, on est élevé dans une civilisation chrétienne. Si j’étais Persan, je serais censé croire en Allah. Quant à Bob Moran, il est complètement agnostique : il ne s’occupe pas de religion. Il n’est pas philosophe, mais il a quelquefois des réflexions philosophiques, qui sont peut-être simplement des réflexions de bon sens.

On pourrait parler du style de Bob Morane : il y a une évolution au fil des romans, quelque chose qui devient très incisif…
Il est certain qu’au départ, quand j’ai commencé Bob Morane, mon stylé était peut-être un peu plus nourri, plus descriptif, mais avec l’évolution du cinéma, la venue du roman américain, j’ai adopté un style plus concis, avec des descriptions plus courtes, des phrases moins longues… Peut-être y gagne-t-on du point de vue de l’action, mais on y perd au point de vue littéraire. Je me paie encore de temps en temps le luxe de faire une belle phrase, mais c’est autant pour me faire plaisir que pour faire plaisir au lecteur.

Bob Morane, français

Dans les dialogues entre lui et Bill Ballantine, ou la journaliste Sophia Paramount, on a l’impression que Morane traite ses amis de manière un peu dure, parfois…
Ça c’est un peu le jeu entre les acteurs… Ces conversations à bâtons rompus, ces petits moments de détente qui finalement n’ont pas grand-chose à voir avec l’action, ça donne un peu de vie au roman, et je crois que c’est important. Moi-même, lorsque j’ai des problèmes, il arrive souvent qu’avec des amis je parle d’autre chose. C’est un peu ce qui se passe entre Bob Morane et ses copains, et copines…

Il a beaucoup de copines, Bob Morane…
Beaucoup.

vernes les sosies de l'ombre jaune

Et jamais une aventure sérieuse ?
Pas vraiment, parce qu’il faut bien penser qu’au départ, Bob Morane est écrit pour la jeunesse. Il y a cinquante ou soixante ans, la femme était complètement taboue dans les romans pour la jeunesse. Bien que dès le départ j’aie introduit des femmes et des filles. Bien que, quand même, il y ait la passion que Tania Orloff, la nièce de l’Ombre Jaune, a pour Bob, une passion peut-être réciproque. On ne sait pas ce qui se passe, après la fin de l’histoire, entre Sophia Paramount et Bob Morane. Quant à Miss Ylang Ylang, on sait très bien qu’elle est amoureuse de lui. Il a aussi ramené d’Afrique une jeune Soudanaise dont il a fait un grand mannequin à Paris, et il est dit carrément quelque part qu’elle est sa petite amie, donc, quand même, ça évolue un peu…

Toujours des beautés fatales…
Tant qu’à faire, autant qu’elles soient belles que vilaines.

Il parle beaucoup de langues, Bob Morane…
C’est facile de lui faire parler beaucoup de langues… Ne vous en faites pas, je ne les parle pas aussi bien que lui !

Vous l’appelez de temps en temps le Français…
C’était une habitude qu’on avait prise jadis dans les romans français de dire : le Français… Vous savez, si je dis le Français, on va trouver ça drôle, mais si je dis l’Américain, ou le Belge, ou l’Italien, ou l’Espagnol, on va trouver ça normal… J’aurais pu en faire un Américain aussi sec ! Mais comme j’ai dit qu’il était français, il doit avoir un comportement de Français ! C’est vrai qu’il est un peu cartésien du fait qu’il est français, mais il se trouve toujours confronté à des situations dans lesquelles le cartésianisme n’a rien à faire…

Il a une certaine fortune, Bob Morane…
Au début, il n’était pas très à l’aise, il faisait des reportages, il trouvait un trésor de temps en temps, puis j’ai trouvé plus simple de lui donner une fortune personnelle… de laquelle je ne parle pas beaucoup d’ailleurs. Il a hérité, probablement. Il travaille pour son plaisir, quelquefois comme journaliste, il écrit ses mémoires de temps en temps. Il n’a pas de famille non plus, ses parents sont morts. Je voulais lui laisser, pour l’aventure, aussi bien du point de vue de la fortune que de la famille, une liberté totale. On ne peut partir n’importe où quand on a des fins de mois difficiles ! Et puis je n’aurais pas voulu lui faire ça : j’ai eu moi-même des fins de mois difficiles, ce n’est pas agréable.

Et Henri ?

Qu’est-ce qui fait que le roman est réussi ?
Ça, je ne sais pas. Il y a une question de métier de la part de l’écrivain : il connait le moyen d’attirer l’attention du public, le désir du lecteur, tout un tas de petits trucs qu’on fait, à partir d’un certain moment, tout à fait automatiquement. Et puis, je crois que l’important, c’est d’avoir une belle ambiance, un décor très attirant pour le lecteur, très mystérieux, c’est pour ça que ça se passe souvent dans des petites rues tortueuses, avec des pavés, un décor qui n’existe d’ailleurs plus beaucoup, ou alors dans un palais, dans des ruines… Ce qui est très important aussi, c’est d’avoir des méchants très méchants. Parce que Satan est beaucoup plus drôle que Dieu, il faut donc que Satan vienne dans l’action. L’Ombre Jaune, par exemple, c’est l’élixir du méchant : cruauté, manque de morale – bien que tout le monde ait sa morale – manque de pitié. Et le mal pour le mal. L’Ombre Jaune a quand même des idées vaguement écologistes, mais il s’en sert pour faire le mal, et Ben Laden est un amateur à côté de lui. Je crois que le succès de Bob Morane tient à ce que j’en ai écrit beaucoup. Si Simenon n’avait écrit que quelques Maigret, on l’aurait oublié depuis longtemps : c’est la même chose pour moi. Quand on pense : il a écrit 180 romans, on se dit que ça doit être important.

Qu’est-ce qui vous satisfait le plus dans ce métier d’écrivain ?
Je n’ai pas travaillé cinquante ans là-dessus pour rien : ça a réussi. Je suis content du plaisir et des retombées financières que ça donne… Ça aurait pu ne pas marcher, mais ça a marché, c’est tout. C’est l’histoire d’une pièce qu’on jette en l’air, et qui retombe pile ou face, elle est retombée face.

Avez-vous un regret ou une déception par rapport à la littérature ?
Non, j’aurais bien voulu, à un moment, faire ce qu’on appelle de la grande littérature, mais il se fait qu’à un moment j’ai eu l’occasion de me lancer dans la littérature populaire… Je n’ai pas de regret, les regrets c’est tout à fait superflu : on n’a de regrets qu’après que les événements soient passés, or on ne peut pas revenir en arrière… Je ne fais aucun complexe au point de vue de la qualité de la grande ou de la petite littérature. De plus en plus on est en train d’égaliser. Regardez le cas de Simenon. C’est une littérature populaire, ce ne sont pas des romans de haute littérature, et d’un point de vue stylistique, ça ne vole pas très haut. Et pourtant il est dans la Pléiade maintenant. C’est comme ça avec beaucoup d’autres ! Prenez Balzac : est-ce qu’il n’est pas, de par le contenu de son œuvre, de par ses personnages, de par son style, un écrivain populaire ? Et pourtant c’est un grand écrivain. De plus en plus, on est en train de niveler tout ça. Et je crois que c’est un bien, parce qu’il s’agit toujours de mots qu’on assemble plus ou moins bien. C’est un peu comme la musique, jadis le jazz était considéré comme de la musique de second ordre. Aujourd’hui, c’est presque devenu une musique classique. C’est bien tant qu’on n’exagère pas : il y a des trucs populaires qui sont vraiment mal écrits, mal foutus, qui ne font preuve d’aucun talent : ceux-là, essayons de les oublier !

Propos recueillis par Pascal Leclercq

 

Bob Morane au fil des ans

De 1953, date à laquelle parait La vallée infernale, la première aventure de Bob Morane, à 1977, les romans sont publiés par Maraboux. Ils y seront régulièrement réédités jusqu’à la faillite de la maison en 77. Par la suite, ils reparaitront chez les divers éditeurs qui reprennent la série : de 1978 à 1980, la Librairie des Champs Élysées, de 1982 à 1991, les éditions Fleuve Noir. En 1992, c’est l’éditeur Lefrancq qui reprend le flambeau, jusqu’en 2001, date à laquelle il s’associe à Anankè.
En ce qui concerne les bandes dessinées (réalisées en collaboration avec Attanasio, Forton, Vance ou Coria), l’essentiel des publications est assuré aujourd’hui par les éditions Le Lombard.

Anniversaire au casino

Henri Vernes sera le président d’honneur de la 11e Fête du livre de Chaudfontaine, qui aura lieu au casino de Chaudfontaine en mars 2004. Dans ce cadre, diverses activités autour de l’auteur sont prévues, des expositions, un forum, et la remise du prix des Bulles de cristal à Henri Vernes pour l’ensemble de sa carrière.

Vient de paraitre…

En 1990, Jacques Dieu publiait Bob Morane & Henri Vernes, une biographie accompagnée d’une étude sur le monde de Bob Morane, aux éditions Glénat. La suite de cette biographie vient de paraitre aux éditions l’Âge d’or, à Charleroi. À la différence du livre précédent, Henri Vernes, l’album, est avant tout un recueil de photographies retraçant la vie de l’auteur.

dieu henri vernes l'album

Celles-ci sont néanmoins accompagnées d’un texte fouillé ainsi que d’une interview de l’auteur par Eric Leguèbe, ce qui permet au lecteur initié comme au néophyte d’y trouver son compte. Des photos des nombreux voyages de Vernes, des images des tournages de téléfilms, des couvertures de livres qui ont marqué sa jeunesse, des informations sur la création du club Morane donnent à cet ouvrage un caractère familial et sympathique.

Pascal Leclercq


 Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°130 (2003)