In Koli Jean Bofane, Mathématiques congolaises

La conquête de Kin

In Koli Jean BOFANE, Mathématiques congolaises, Actes sud, 2008

L’on connaît les aventures du jeune Rastignac prenant possession de Paris, décodant ses rites, ses dispositifs d’ascension sociale et s’y faufilant avec une aisance et une rapidité insolentes. Voici Célio Mathemos, dit Mathématik,  et nous sommes à Kinshasa, dans les années 2000. Nous assistons à son parcours dans les coulisses du pouvoir congolais où il entre avec sa jeunesse, son savoir et son audace pour seuls bagages

Lui qui a échappé au massacre des siens et qui a grandi dans un orphelinat sous la protection d’un prêtre, il vient d’être engagé dans un bureau proche de la Présidence, là où se trament les projets qui servent les intérêts d’un régime qui tire sa légitimité de sa seule force. Célio nourrit un culte singulier pour les chiffres et les calculs – il ne se sépare jamais du manuel dont il a tout appris – au départ desquels il élabore des stratégies diverses qu’il soumet à son chef. Hypoténuses, algorithmes et coefficients sont autant de sésames qu’il brandit avec succès, désarçonnant et séduisant ses interlocuteurs. Le succès lui confère des avantages : il a désormais une voiture, porte de beaux costumes, vit dans un luxueux appartement de fonction et surtout dispose de l’argent qui ouvre toutes les portes. Avec une aisance et un aplomb certains, le voici qui suggère de provoquer un incident diplomatique avec la France créé de toutes pièces et visant à modifier le contexte initialement défavorable d’une négociation sur les droits de l’homme dans laquelle le Congo est critiqué. Le dispositif réussit à merveille. Il propose ensuite d’organiser un coup d’état manqué, filmé en direct et diffusé sur les ondes de la télévision nationale, qui vise à renforcer le régime en place au nom de la sécurité à laquelle tout le monde aspire. Mais cette ascension rapide ne va pas sans mal. Célio constate que le chaos mis en scène pour mieux rétablir l’ordre lui échappe, servant d’autres intérêts bien personnels et provocant  des dégâts humains «collatéraux ». Alors vient le dégoût et, avec lui, le doute, le désir fort de retrouver la paix perdue. Dans ce parcours initiatique, une femme auprès de qui il trouve la sérénité, figure en bonne place.  Elle voisine d’autres portraits hauts en couleurs dont le destin nous est livré par étapes, à mesure que l’intrigue évolue, comme autant d’énigmes secondes.  Un inspecteur qui réunit malgré lui des informations terribles sur son chef, un chef qui se croit intouchable mais pour qui tout bascule avec le concours de Célio. En arrière-fond, une ville-volcan fantastique aux sursauts imprévisibles, dont les habitants sont dotés d’une rage de vivre et d’une débrouillardise étonnantes. Commerçants, marchandes de pain frais et de beignets, enfants qui gardent les voitures, douaniers qui survivent en réclamant des amendes fantaisistes. Sans oublier le climat ouateux aux brusques averses, les écarts de richesse révoltants, la sorcellerie récriée mais omniprésente, la sensualité débordante de l’Afrique. Cette vitalité trouve son écho dans une écriture généreuse et ludique – presque rabelaisienne – qui fait la part belle à l’humour, aux situations cocasses, aux fantaisies langagières. Si le pouvoir politique ne sort guère grandi de cette fresque aux facettes multiples, l’itinéraire de Célio forme aussi une chronique congolaise qui marie lucidité et espoir, prenant fin à l’aube des premières élections libres dans lesquelles notre Mathématik s’engage comme candidat. Belgo-Congolais, In Koli Jean Bofane n’est pas un inconnu chez nous. Il a obtenu le Prix de la critique de la Communauté française en 1997 pour Le lion n’est plus le roi des animaux. Avec ce livre très riche, il s’affirme désormais comme un écrivain ambitieux nourri d’une connaissance intime de son pays qu’il déploie dans un récit d’une grande puissance romanesque.

Thierry Detienne


Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 153 (2008)