Chasse aux sorcières
Jean Claude BOLOGNE, Du flambeau au bûcher. Magie et superstition au Moyen-Age. Pion, 1993
Jean Claude Bologne, on s’en souvient, avait rencontré un succès magistral, tant auprès des critiques que du public lorsque parut en 1986 son Histoire de la pudeur. En l’espace de quelques années, il a réussi à conduire parallèlement une carrière de romancier (La faute des femmes, Le troisième testament, Ecrit en la secrète) et d’encyclopédiste (Les grandes allusions, Les allusions bibliques), sans négliger pour autant l’histoire des mœurs de nos sociétés : ce furent La naissance interdite, puis l’Histoire morale et culturelle de nos boissons, c’est aujourd’hui Du flambeau au bûcher, Magie et superstition au Moyen-Age. Domaine qui a ses prolongements chez nos contemporains, c’est évident, et dont, en période de doute et d’effondrement de certains systèmes de valeurs, on peut observer la recrudescence. En était-il de même au Moyen-Age ? Et n’avons-nous pas fourré dans le même sac de confusion et d’obscurantisme tous nos préjugés à l’égard de ces siècles que nous voyons souvent gris, désordonnés et sans grands idéaux ?
Ses ouvrages antérieurs ont donné à Jean Claude Bologne un regard nettement plus nuancé sur la période médiévale, et c’est avec ce même esprit d’investigation critique et de recherche méticuleuse qu’il aborde ici les rivages de l’irrationnel. Irrationnel ? C’est déjà aller trop loin. Car ce serait oublier que magie et superstition ont fonctionné également comme une vision du monde où coexistaient aussi bien les charlatans de bas étage que les hommes de science, soucieux de trouver une explication rationnelle à des phénomènes ignorés jusque là. Brassant sur dix siècles une foule de manifestations de tout ordre, qui vont du statut de Jeanne d’Arc, sainte ou sorcière, à l’observation de la voûte céleste, des archétypes de la diablerie à la quête des alchimistes, Bologne emprunte à diverses disciplines — histoire, philosophie, linguistique, principalement — sa grille de lecture. Singulièrement touffue parfois, car l’auteur aime aussi les anecdotes éclairantes, les petits faits individuels qui révèlent les pratiques de l’ensemble du corps social, cette grille montre comment le Moyen-Age a transformé, assimilé ou rejeté à l’excès les substrats de l’Antiquité gréco-romaine et les débuts du christianisme.
Selon les périodes et les courants de pensée dominants, les vestiges du paganisme deviennent superstition, folklore ou satanisme. Religion, science, médecine, et toute forme de savoir contiennent leur versant blanc (autorisé et naturel) et noir (défendu, ritualisé). S’y superposent des événements historiques, des bouleversements sociaux et religieux, des évolutions linguistiques qui, tous, produisirent leur lot de confusions et d’intolérances, d’hérésies et de normes absolues. Avec, très régulièrement, des vagues de réaction, souvent couplées à une crise conjoncturelle — économique, politique, religieuse, scientiste — et la recherche du bouc émissaire : la sorcière, le devin, l’alchimiste, le Juif, l’Etranger, sur qui l’on fait porter la Grande Peur de la communauté. Lesté des notes abondantes fournies par l’auteur, qui est remonté des ouvrages de compilations aux sources antiques et médiévales, l’ouvrage ne se laisse pas aborder sans peine. Mais une fois les premières pages lues, on prend plaisir à se laisser guider dans ce Moyen-Age des superstitions, pas si ensorcelé que nous voudrions le croire, et inévitablement on en vient à s’interroger sur les croyances de notre monde contemporain.
Alain Delaunois
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°77 (1993)