Comme dans un miroir…
Jean-Claude BOLOGNE. Fermé pour cause d’apocalypse, Pascal Galodé, 2013
Jean Claude Bologne nous a habitués aux déclinaisons très diverses de sa vaste érudition. De la rigueur historique, des explorations sociologiques, des ouvrages de réflexion, aux romans et nouvelles relevant de la Nouvelle Fiction (dont il est un des zélateurs) ou à ces fables toujours signifiantes où l’humour et l’originalité sont eux-mêmes constitutifs de la pensée et de la vision philosophique qui s’y exprime. C’est bien de cette veine-ci que relève Fermé pour cause d’apocalypse, une allégorie jouissive et grave sur le destin et la responsabilité de l’homme, greffée sur la prétendue prophétie annonciatrice de la fin du monde pour le 20 décembre 2012 à minuit…
Léon-Joseph Massoulat, leader syndical socialiste, se retrouve face aux portes de l’Enfer, victime d’une mort mystérieuse et se refusant à signer le registre d’entrée sans en savoir plus. Les lieux sont étranges. Un « Oradour-sur-Styx ». Décor de guerre sinistre, planté de décors de théâtre ruineux et peuplé de créatures improbables. Un univers qui évoque assez celui de L’autre côté d’Alfred Kubin et des dessins crépusculaires de l’écrivain autrichien. Tout comme ses habitants pourraient se reconnaître dans les caricatures folâtres du Britannique Mevyn Peake (La Trilogie de Gormenghast). D’emblée c’est dans un parcours d’obstacles digne du monde des vivants que le nouveau venu affronte ces préposés à l’administration infernale. Des êtres veules, fainéants, lubriques et prétentieux qui se rejettent les responsabilités. L’humour de Bologne s’épanouit dans ces portraits où se multiplient aussi les clins d’œil à certaines célébrités dont ces cornus ont emprunté la pipe et le langage. Brassens, Staline, Holmes, Simenon, Haddock… Bien sûr le mystère de sa mort hante Massoulat, mais une autre question taraude le syndicaliste consciencieux. Elle met fort mal à l’aise Ménofauste, le responsable de la sécurité infernale et sème la pagaille dans tout ce petit monde d’en-bas. À la veille de l’apocalypse annoncée et de l’afflux de morts, l’enfer est-il aux normes de sécurité et accessible aux personnes à mobilité réduite ? Alors que les controverses font rage à ce propos, c’est avec l’aide d’une femme énigmatique, étrange médiatrice qui apparaîtra plus tard comme « Marie de la douleur de toutes les femmes », qu’il se hisse dans le ciel pour poser la même question à la Trinité (reflet mythologique, dans ce livre-miroir, du Cerbère tricéphale, gardien des enfers, ranimé auparavant par les bons soins de Massoulat). Tandis qu’en enfer, on s’active de toutes parts pour mettre les lieux aux normes, le trio divin, arguant en chœur de sa toute puissance, se moque du défi qui lui est lancé. Du coup, le syndicaliste fait une proposition qui brise le bel unisson du Grand Triplé et engage aussi l’enjeu du livre : vous n’usez pas de moyens surnaturels et si le paradis n’est pas mis aux normes d’ici le 20 décembre à minuit, « vous vous retirez des affaires. Vous laissez le monde aux hommes qui le gèreront comme ils le peuvent, sans conscience ni toute puissance, mais après tout, c’est eux que ça concerne, non ? ». Malgré les réticences de ses deux comparses, le Père accepte le défi. Revenu aux enfers, Massoulat parvient enfin à faire exhumer son dossier personnel pour découvrir ce qui lui a valu ses tortures et sa damnation. Un simple nom de femme lui révèle à quel point il a pu prendre le mal pour le bien et inversement. « C’est peut-être cela, oui, l’antéchrist, non pas celui qui fait le mal, mais par qui il n’y a plus de bien, ni de mal, juste une question, le miroir d’une question face à l’énigme d’être soi-même. C’est dans ce miroir que nous vivons. Nul n’a le droit de le briser ». Débarrasser l’humanité du paradis et de l’enfer, c’est ce que suggère Marie : « Alors seulement, les hommes pourront agir sans crainte ni espoir, par eux-mêmes et pour eux-mêmes, sans mériter le paradis ni l’enfer, car on ne mérite jamais que d’être soi-même ». Suprême piège divin : alors que l’heure prévue pour l’apocalypse va sonner, le Père confie à Massoulat le caillou qui doit terminer la mise aux normes du paradis. A lui de décider s’il va le placer ou non et de choisir entre « Dieu sans le monde ou le monde sans Dieu ». Ainsi, Jean Claude Bologne, « mystique athée » comme il se définit, clôt-il cette fable métaphysique et magistrale dont l’enjeu n’est pas moins que la responsabilité, et par là sans doute, la dignité de l’homme.
Ghislain Cotton
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°178 (2013)