Passez, muscadins…
Jean Claude BOLOGNE, Histoire de la coquetterie masculine, Perrin, 2011
… gorriers, mignons, petits-maîtres, gommeux, gandins, petits-crevés, et autres dandys : les jeux sont faits des apparences. Derrière cette abondance de mots se tient un être unique, le « coquet ». Ce n’est pas le charme de ce bouquet lexical joliment bariolé qui a fait vibrer la curiosité philologique de Jean Claude Bologne et l’a incité à étudier la coquetterie masculine, mais un paradoxe : ce substantif, de genre féminin, et aujourd’hui associé presque exclusivement à la féminité, est étymologiquement de nature virile.
Il renvoie en effet au coq, cet oiseau de basse-cour que le langage courant, à travers maintes expressions, a érigé en archétype du mâle dominant – voire arrogant. N’est-il pas le comparant de nos séducteurs de village qui mesurent leur virilité à l’aune du nombre de femmes tombées dans leur rets ? Pourtant la coquetterie est ressentie comme étant l’apanage des femmes. Il est vrai que soigner sa mise a été par le passé un souci très masculin – ainsi est-il apparu que de grands seigneurs médiévaux dépensaient beaucoup plus d’argent que leurs épouses pour se vêtir et se parer. Reste que… la coquetterie chez les hommes fait peser sur eux le soupçon d’effémination. Il y a donc là un fabuleux terrain d’exploration ; Jean Claude Bologne s’y engage au fil des mots : « J’ai suivi à la trace deux cent trente-huit mots utilisés en français, auxquels il faut ajouter quinze mots latins, dix-sept grecs, vingt-deux utilisés dans d’autres langues, surtout l’anglais », indique-t-il dans une introduction magistrale, certes didactique avec ses termes graissés et ses articulations claires, mais aussi d’une tonalité fort plaisante.
L’essai, construit selon un ordre chronologique, se compose de cinq chapitres correspondant chacun à une période – l’Antiquité, le Moyen Âge, les temps modernes, le XIXe siècle et l’époque contemporaine. À l’intérieur le propos se ramifie en plusieurs divisions et subdivisions qui structurent une matière dense et diverse : étudier la coquetterie suppose que soient examinés l’élégance, la mode, le bon goût, etc. puisqu’elle est définie comme une tentative de s’écarter des normes qui fondent ces notions. Effort pour se singulariser, elle relève d’un désir de paraître et, in fine, de séduire. Ainsi regardée, elle participe des stratégies de conquête amoureuse, s’appréhende par rapport à la pudeur et, comme elle, naît dans le regard de l’Autre – ce nouvel îlot vient harmonieusement prendre sa place dans l’archipel que forment les ouvrages historiques de Jean Claude Bologne.
Pour chaque époque considérée, l’on est plongé dans le contexte politico-économique, confronté aux idéologies ambiantes et aux codes sociaux, invité à parcourir de surprenants catalogues vestimentaires… et à se délecter de mots. L’on voit que la coquetterie procède par emprunts et glissements – par exemple ces braguettes proéminentes arborées au XVIe siècle comme des parures ont d’abord été des protections adoptées par les soldats ; en toute période, le champ de bataille apportera ainsi à la société civile des usages dont les élégants, succombant à la fascination qu’inspire la valeur militaire, vont s’emparer pour séduire, se muant en coquets. Puis lesdits usages se généralisent, deviennent faits d’élégance, et pour se distinguer il faut aller chercher ailleurs le trait qui évitera de n’être qu’un élégant parmi d’autres.
Jean Claude Bologne régale son lecteur et l’instruit avec une aisance délicieuse ; il n’est pas une page qui ne soit passionnante. Cet ouvrage reste cependant complexe malgré la limpidité de l’écriture et la rigueur de son architecture. L’on a parfois du mal à cerner aussi bien que l’auteur les différents types de coquetterie qu’il distingue – coquetterie d’apparence, coquetterie de comportement, etc. En outre, d’une période l’autre, des considérations se répètent qui brouillent un peu les pistes. Enfin, la multiplicité des champs explorés
amène une profusion d’informations à travers lesquelles on peine à se frayer un chemin pour, de sa lecture, tirer un enseignement et une vision d’ensemble. Il est vrai que la notion de coquetterie « appartient à la même logique de la limite qui échappe à la pensée catégorique, à l’analyse segmentaire » : elle flotte, se déplace, glisse – mais n’est pas si insaisissable que cela puisque ce livre réussit tout de même à en fixer quelque chose !
Aujourd’hui, les codes se diversifient, les usages se multiplient, les normes s’estompent. Y a-t-il encore des écarts possibles si les cadres s’effacent ? Pour finir, Jean Claude Bologne s’interroge sur le devenir de la coquetterie. Il la dit « soluble dans la mondialisation ». Peut-être est-ce à cause de cette solubilité que
son livre s’achève avec les dernières lignes du cinquième chapitre – tel un film se terminant en fondu enchaîné – sans que soient posés les termes d’une véritable conclusion ?
Isabelle Roche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°168 (2011)