Les grands voyages immobiles
Jean-Louis CROUSSE, Aller là-bas, Acanthe, 1997
Jean Claude BOLOGNE, Werner LAMBERSY, L’os à souhaits, Les Eperonniers, 1997
Aller là-bas : Jean-Louis Crousse nous entraîne en poésie dans une déambulation doctement organisée qui s’offre des pans de textes de Breton, des fleurs de Baudelaire, quelques éclats des miroirs de Carroll (Lewis), un peu de lézardes d’Emily (Dickinson). Ce n’est pas une anthologie, prévient l’éditeur. Ni une analyse, ni une tentative de classement ou de définition du genre, précise l’auteur. Juste un libre parcours, un peu comme ces carnets de poésie que les adolescentes se refilent en cachette pour y enfermer les bribes de poèmes révélateurs magiques de leurs rêveries. Amour, philosophie et poésie y flirtent gentiment à la croisée des destins. C’est le livre de textes choisis et commentés que tout prof de lettres devrait oser écrire pour que ses élèves le connaissent enfin… lui, le prof!
Aller là-bas en dit plus sur Jean-Louis Crousse, ses tentations de Pygmalion-voyageur, que sur la Poésie d’aujourd’hui. Même si ce florilège de textes est prétexte à réflexion sur la Poésie, cet Art du précaire, de l’indicible, de l’insaisissable, il montre que Crousse n’est pas, en poésie, fils de personne, mais bien le fruit des mots (choisis) des autres… Curieusement, — à moins qu’il ne s’agisse d’une sombre histoire de droits ? — ses lectures préférées sont déjà des classiques. Oh, il y a du beau monde : de Louise Labé à Achille Chavée, on voyage par Virginia Wolf, Racine, Mallarmé, Rilke… Mais les choix contemporains sont nettement moins évidents. Pour ne parler que de la Belgique, où sont passés les Savitzkaya, les Lambersy, les Izoard, les William Cliff, ces énigmatiques écriveurs de notre fin de siècle ?
Dommage… À moins que ces absences ouvrent la porte à d’autres libres parcours sur des terres moins fréquentées…
D’une toute autre envergure, le dialogue de Werner Lambersy et Jean Claude Bologne explose dans L’Os à souhaits, les miroirs et les réflexions d’une écriture en train de se faire.
On doute un peu de la sincérité de la démarche, au départ. Cela sent l’idée, pardon, le concept éditorial. L’amitié peut-elle se faire publique sans se perdre ? Des choses difficiles à partager avec les mots, dans l’intimité, sont-elles dicibles dans une correspondance qu’on destine de facto à l’édition ? Bologne explique dès la première missive cette ambiguïté : il l’exorcise avec des rituels. Ecrire à l’encre, ne rien biffer, imaginer Lambersy face à lui avec, à gauche, le Journal d’un athée provisoire, et, à droite, un bout d’écorce venu d’Ardèche et que le poète lui a donné, un ex-arbre à dieux peuplé de « cacailles », débarrassé aujourd’hui du Bouddha à l’œil hilare comme de la matrone de Montserrat. Figure avouée, à moitié pardonnée, la correspondance révélée retrouvera la richesse de l’écorce nue au fil des mots partagés, espère-t-il. Et certaines formules magiques gardent les traces d’une entente secrète, inaccessible au lecteur lambda…
Du 3 juillet 96 au 5 septembre 97, Bologne et Lambersy partagent les gris-gris langagiers qui les font vivre. S’interrogent sur la Poésie, l’Ecriture, les rituels de la plume-Ballon ou de la plume-Tambour. Se perdent dans les mots. Ou dans le silence. Les échanges épistolaires résistent difficilement à la proximité. Bologne écrit de Paris. Lambersy de Sicile ou d’Ardèche. Lorsqu’ils sont tous deux à Paris, écrire n’a pas vraiment de sens !
Dans l’éloignement, tout est prétexte à réflexion. La lecture, l’écriture, le mysticisme, la religion, la langue, l’argent, les épices, l’amour, les autres…
Mais l’actualité reste lointaine, hors-là, hors de ces moments-là d’incertitudes partagées. Parfois quelque chose affleure- de la réalité médiatique. Bologne voit l’anéantissement de l’homme autant dans les pratiques ascétiques des athlètes aujourd’hui que dans les mortifications des moines d’antan. Lambersy s’insurge de la « clownesque béatification populaire de Lady Di » face au silence qui répond aux massacres en Algérie. L’anecdote reste d’ailleurs, elle aussi, exception. A part l’évocation ponctuelle d’une chaleur inhumaine à Paris, quelques attaques de guêpes en Ardèche, l’échange reste hors du champ du quotidien pour se préoccuper essentiellement de philosophie ou d’écriture. Sa matière, ses hésitations, ses douleurs, ses errements, ses bonheurs. Ou la force de la lecture. Lecture-pillages. Lecture-blessures. Parfois le livre vous tombe des mains. Trop d’idées vous assaillent. Trop, tout le temps. Trop d’idées, trop de mots, pas assez de chair. Mais vous êtes opiniâtre. Vous reprenez le fil. Et vous sentez, vous touchez quand même, au bout du parcours, la force complémentaire de ces deux écrivains. Leur vie est pétrie des personnages qu’ils travaillent dans leurs textes : de maître Eckhart à Catulle, à Piaf, selon les moments, les préoccupations varient. Ne cherchez pas autre chose dans cette intimité, vous ne pourriez pas alimenter Gala ou France-Dimanche avec l’ombre d’un potin. La vie des écrivains n’est faite que de mots, de doutes, d’encre et de papier… dans le ciseau du souffle, disaient-ils.
Nicole Widart
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°101 (1998)