Erotik
Éric BROGNIET, À la table de Sade, Taillis Pré, 2012
On ne présente plus Éric Brogniet, poète d’une vingtaine de livres de poésie et critique littéraire reconnu en Belgique comme à l’étranger. Récemment élu pour succéder à Fernand Verhesen au sein de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises, il est également le directeur de la Maison de la Poésie de Namur. Le livre À la table de Sade paru aux éditions Le Taillis Pré inaugure une nouvelle collection, intitulée Erotik, dirigée par Eric Brogniet lui-même. L’idée : publier irrégulièrement des textes érotiques, proses ou poèmes, contemporains ou anciens. Le fait qu’il soit le directeur de cette collection n’est pas un hasard. En effet, depuis une dizaine d’années, le poète publie en parallèle de son œuvre plus « classique », des textes érotiques dans différents ouvrages. Cette édition rassemble ses écrits érotiques parus entre les années 2000 et 2010, sept livres au total, avec en prime des inédits récents.
La poésie érotique occupe une place singulière dans la littérature depuis toujours. Et les auteurs belges qui s’y frottent ne sont pas légion. L’érotisme, comme le pense Georges Bataille, « pour des raisons qui ne sont pas seulement conventionnelles, est défini par le secret » (Georges Bataille, L’érotisme, éditions de Minuit, 1957). Conscient de cette difficulté, il n’en demeure pas moins que l’érotisme fait partie intégrante de la condition humaine et ne pas s’y intéresser serait nier un pan entier de la vie intérieure des êtres. À travers les différents poèmes, l’on découvre un univers cohérent, trouvant sa solidité dans l’imagination assumée et libérée du poète qui laisse sa sensibilité s’exprimer tout en invitant le lecteur à le suivre : « Laissez-vous manier / Soyez extrêmement libre / L’imagination est l’aiguillon des plaisirs ». Cherchant à dire l’érotisme avec une langue singulière, les poèmes décrivent sous toutes leurs formes le corps de la femme et le désir infini qu’elle suscite, mais aussi la beauté de la communication intime avec l’autre. Le vocabulaire y est précis, témoignant d’une langue soignée, recherchée, rarement crue, plutôt spirituelle et lyrique. Le corps de la femme est tour à tour : corps-fétiche « jambes de vinyles aux délicates agrafes », corps inatteignable, corps de jouissance et de souffrance mêlées : « Celle-ci comme hantée/ Entre le grotesque et l’extase// Où la souffrance et le plaisir/ L’un par l’autre la transfigurent ».
Des thèmes chers traversent l’œuvre d’E. Brogniet et se retrouvent logiquement ici : la nature, le mouvement incessant entre la lumière et l’orage à venir, la science, « Vous êtes belles comme un boson de Higgs », la fragilité, l’amour, la présence du liturgique et du sacré. Faisant régulièrement référence à des figures antiques, il distille par son érudition sa pensée érotique tout en rappelant l’histoire et les mythes fondateurs de notre culture.
Dans sa recherche du plaisir et de la transgression des interdits, l’auteur reste ancré dans la réalité, préoccupé par les aléas du monde moderne et les problèmes que l’homme y rencontre : « Quelle parole nous sauvera du vacarme, / Des fictions fatigantes du monde ? // Quel geste suffira à racheter / L’incessant bavardage ? ». Comme dans tous ses écrits, le caractère révolté et torturé du poète persiste. À l’inverse d’un Pierre Louÿs où l’aspect comique et parodique triomphait dans son art érotique, Eric Brogniet a la plume plus sérieuse, qui assume sa part d’ombre en l’affrontant de face. Puisant au plus profond de lui-même, il remue le mal qui l’habite « Je savais où j’allais ainsi à travers mes déchirures / Et mes comas : comment résoudre l’absence/ Quand on la porte en soi ? », non pas pour s’en débarrasser, mais pour atteindre une fragilité propice à la transcendance. Selon G. Bataille, « la poésie mène au même point que chaque forme de l’érotisme, à l’indistinction, à la confusion des objets distincts. Elle nous mène à la mort, et par la mort, à la continuité ». Eros et Thanatos, sources d’inspiration par leur dualité, traduisent le mouvement de va-et-vient permanent dans lequel se situe l’auteur. Il cherche non pas la rupture, mais la continuité, le dépassement de soi et non l’anéantissement. Telle est la quête infinie du poète : « Il faut pouvoir s’égarer / Pour apprendre la géographie », progresser, à la manière d’un funambule, sur le fil paradoxal du plaisir, vers l’Impossible.
Mélanie Godin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°173 (2012)