Un frère d’ironie
Carino BUCCIARELLI, Conversation dans une chambre d’Europe, L’arbre à paroles, 1993
Parfois, on ouvre un recueil de poèmes pour cesser d’être seul, et pour recevoir une parole que l’on puisse faire sienne, amicale dans ses moindres détours. Et c’est la déception quand le poème apparaît, lisse et clos, vaticination prétentieuse et vaine dont nul ne s’émeut, dont il faut se déprendre sitôt la lecture accomplie. Pour Carino Bucciarelli, toutefois, l’espoir d’une communication faite poème semble s’avérer naturel, et se révèle dès les titres de ses ouvrages : d’Un ami vous parle aux plus récents Dialogues anonymes et Conversation dans une chambre d’Europe. Et de communication, il est précisément question dans ce dernier livre, où se fait jour la récurrence d’untu, frère mythique attentif indifféremment aux menus propos et aux déclarations essentielles. Ailleurs sont citées les bribes d’un discours volé à de modernes bavards, identifiés ou non : dans leurs fausses harangues, la cocasserie balaie souvent les détresses, comme s’il valait mieux ne pas trop s’y attarder, ne jamais s’y complaire. Par ce jeu sur les dialogues et par ces ébauches de saynète, Carino Bucciarelli restitue au personnage un rôle qu’il avait perdu dans la poésie. Duphilosophe des arrière-cours à la voix dam l’interphone, du voisin qui « quelquefois m’insulte » auxreprésentants de l’autorité, le texte abonde de ces figures croisées ou rêvées, travesties de toutes façons. De la grenouille aux grillons, il contient encore un bestiaire impertinent et signifiant à la fois — comme le serait celui des fables ? Comme les fables, il recèle ses morales sans moralisme, ses vérités bonnes à dire :
Comment toi le plus grand poète depuis Virtu lis dans les transports en commun le Figaro Magazine
sans même cacher ton plaisir puis tu descends gare centrale la main posée sur le sein par la chemise entrouverte
insouciant des problèmes de pollutions même tu ricanes à la pensée que nous pisserons de longs bâtonnets de plutonium dans les ruelles contre les murs (…)
L’ironie paraît le trope privilégié du poète. Elle lui permet de mettre l’accent sur le leurre que constituerait toute vérité ambitieuse, et de s’inscrire en faux contre les pouvoirs excessifs prêtés à certains concepts. Frappant de suspicion la fatuité et l’afféterie du discours intellectuel, l’auteur prendra pour cibles favorites les philosophes et… les poètes eux-mêmes :
Un piètre poète de mes amis m’a offert ses
écrits
c’était plein d’amandes et de crème chantilly
tout ça m’est resté sur l’estomac
il a cru bon d’ajouter : «Sans intérêt, je sais»
le subtil moineau
mais c’était un peu tard
oui un peu tard
Avec les grands ironistes, avec Norge ou Jacqmin, Carino Bucciarelli connaît l’élégance de l’autodérision, et n’hésite pas à découvrir — pour les désamorcer — ses propres techniques d’écriture. Et d’un poème la meilleure conclusion, à ses yeux, sera : «J’en pense tout le contraire».
Laurent Robert
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 80 (1993)