Caroline Lamarche vit, depuis un an, sous le signe de la radio. Trois fictions pour France-Culture, un documentaire en préparation, et un documentaire-fiction, L’autre langue, en cours de réalisation (Atelier de Création sonore et radiophonique). Le texte ci-dessous n’est, de son propre aveu, qu’un « tentative », tant l’expérience déborde ce qu’elle pourrait en dire.
Dans une émission de France-Culture (06/10/2002) intitulée « Si la main droite de l’écrivain était un crabe », l’auteur, Eric Chevillard, annonce la couleur : « Nous assistons au travail d’un écrivain, à ses séances d’écriture, à la naissance de son personnage« . Lorsque l’on sait que « Crab » est le nom du personnage d’un de ses romans, on mesure les avantages que peut retirer un écrivain qui décide de voyager sur les ondes : il peut prolonger l’effet de son livre, le présenter sous une autre forme, se remettre lui-même en scène. Didier Daeninckx, lui, avoue que certains de ses romans sont construits au départ d’une fiction radio écrite au préalable. Encore une fois, ici, l’argument sert deux fois, sous deux formes différentes.Celui suffirait à prouver que si nous avons des choses à dire, si la nécessité d’écrire se dégage de nos expériences, elle peut être exploitée simultanément sur des lieux en apparence éloignés l’un de l’autre. Et que l’on peut même trouver, dans le va-et-vient entre ces différents territoires, bien des avantages secondaires. Après tout, il est plus aisé d’exploiter un filon dans ses différentes veines, fût-ce au prix d’un travail d’adaptation, que de creuser chaque fois un nouveau puits de mine, tâche épuisante s’il en est.
Personnellement, même si je commence à y songer, je n’ai jamais fonctionné de la sorte. Chaque fois est la première fois, chaque lieu terre vierge. J’ai une main droite et une main gauche, jusqu’à présent elles se connaissent à peine.
Ma main gauche est un oreillard. Un oreillard, c’est une chauve-souris aux grandes oreilles. Comme toutes les chauves-souris, l’oreillard est aveugle. Son radar fonctionne aux sons. Fonctionne si bien que jamais il ne se prend les griffes dans les cheveux des gens, comme le dit la légende. Il oblique juste avant. Et une des magies de cette race, qui, soit dit en passant, est en voie de disparition rapide, est d’arriver à nous impressionner sans autre moyen qu’un souffle, léger et rapide.
L’écriture radiophonique est légère et rapide. Elle fonctionne par touches, par impressions, quand le livre (le roman) nous donne le plus souvent des blocs compacts et une construction linéaire. L’écriture radiophonique n’est pas non plus du théâtre, le dialogue ne lui suffit pas. Ni de la poésie, même si l’univers qu’elle nous ouvre, jusque dans les scènes les plus crues, est éminemment poétique. Elle est cela et plus encore. Grotte de résonance, nuit habitée. Romanciers, poètes, dramaturges, tous l’ont compris. Hier Duras, Becket, Koltès, Tardieu, Butor… Aujourd’hui, pour n’en citer que quelques-uns, Eva Almassy, Régis Jeauffret, Noëlle Revaz, font le va-et-vient entre le roman et l’écriture radiophonique. Convaincus de l’éminence de cet outil, de son poids artistique. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le prix France-Culture fut le premier (et longtemps le seul) prix obtenu par Pierre Michon.
Quelle serait donc la spécificité de la radio, la raison de son emprise, de son pouvoir révélateur, formateur, bref de l’attrait qu’elle exerce sur les auteurs littéraires?
Quand on nous lit, il n’y a rien à voir. Quand on écoute, il n’y a rien à voir. Voire… Dans les deux cas, une voix nous parle, une énergie se transmet de corps à corps, de cerveau à cerveau. Pas de subordination à l’évidence du visible, pas de contamination par « l’image extérieure », pas d’autre mise en scène qu’un souffle qui se pose et pèse son juste poids. Les mots rendus au son, au silence, à l’écho. Aux images intérieures, uniques, irréductibles.
Perception « foetale » qu’Erwin Brys, dans un texte intitulé La mécanique de l’émotion, résume en ces termes : « Nos oreilles semblent ramasser plus d’émoi que nos yeux. Elles seraient aussi mieux armées contre l’habitude« .
L’oreillard aime les surprises de la nuit. Sa cécité éveille les sons les plus ténus, les images intérieures les plus subtiles, les mieux protégées, donc les plus subversives. Ultra-sons. Ultra-images. Ultra-voix, que celles qui se donnent dans l’intimité d’une écoute. Cette nuit-là ne pardonne pas. elle fait le tri. Elle passe au crible. Demeure la poussière dorée de présences fugitives, dont le rayonnement s’inscrit dans l’anonymat d’un ciel noir, peuplé de milliers d’êtres invisibles, à l’écoute.
Caroline Lamarche
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°126 (2003)