Caroline Lamarche ou la force de la parole

Caroline Lamarche

Caroline Lamarche a publié à ce jour quatre romans et un recueil de nouvelles, auxquels s’ajoutent des fictions ou documentaires radiophoniques, ainsi que de courts textes portant sur des sujets divers. Le tout n’excède pas quelques centaines de pages. Et pourtant, cette oeuvre parcimonieuse suffit à faire d’elle, d’ores et déjà, l’un des auteurs plus remarquables de la littérature francophone. C’est que, sous l’apparente simplicité de la forme, se cachent en fait une écriture d’une rare complexité et une vision du monde des plus actuelles. À travers l’entretien qu’elle nous a accordé, nous voudrions ici essayer d’en dégager quelques thèmes-clefs.

Adolescente, Caroline Lamarche écrivait beaucoup, mais pas encore de littérature : des correspondances rédigées avec soin, un journal où elle transcrivait scrupuleusement les rêves de la nuit. Les premiers essais littéraires viendront plus tard, au début des années 90. Ils seront rapidement couronnés de succès. Un recueil de poèmes paru en 1991 reçoit le prix Robert Goffin. Elle écrit une nouvelle (qui sera reprise dans J’ai cent ans) et la présente au concours de la Fureur de lire, où elle obtient le premier prix. Un texte envoyé à Radio France International est sélectionné et publié dans un ouvrage collectif. Plus tard, son roman Le jour du chien (paru en 1996) sera couronné par le prix Rossel, qui contribuera à la faire connaitre auprès d’un public relativement large. 

Bref, une carrière qui, pour avoir mis du temps à démarrer, se présente d’emblée sous les meilleurs auspices. Est-ce à dire que Caroline Lamarche est quelqu’un qui oeuvre dans la facilité, à qui toutes ses entreprises sourient? Bien loin de là. L’écriture – du moins l’écriture romanesque – nait chez elle d’un état d’urgence, voire de désespoir. Pour La nuit l’après-midi (qui est en réalité son premier roman, puisqu’il a d’abord paru chez Spengler, un petit éditeur aujourd’hui disparu, avant d’être réédité par les éditions de Minuit), le « noyau dur » du texte a été écrit en trois jours, mais la rédaction du roman proprement dit s’est étalée sur de nombreux mois. Entre les deux, entre le moment du surgissement et celui de l’achèvement, une longue période parsemée de doutes, de découragements, d’un « étranglement » de l’énergie. Un état explicable, en partie du moins, par les contraintes du quotidien, par l’intérêt aussi qu’elle porte aux gens, qui l’amène à se laisser « coloniser par les projets d’autrui » et l’empêchent, malgré la discipline qu’elle tente de s’imposer, de s’en tenir à un travail continu. C’est alors, quand l’impulsion initiale se perd en cours de route, qu’elle éprouve la nécessité de marquer un temps de rupture de faire retraite dans un endroit isolé, coupé du monde, où elle peut, pour de courtes périodes, se consacrer exclusivement à l’écriture. « C’est dans ces moments-là, où tout risque de se défaire, que les forces se donnent, que l’énergie retenue se libère, fût-ce sous la forme de fragments très brefs. » Il en résulte des pages qui seront, pour l’oeuvre à venir, comme autant de murs porteurs, sur lesquels l’édifice entier pourra venir se reposer. Ces passages, les moins travaillés du livre, mais porteurs d’une évidence, d’une fulgurance particulière, sont aussi souvent les plus forts, les plus beaux du livre. 

Ambivalence

L’écriture s’enracine dons dans une sorte de confusion mentale, « signe d’un conflit intérieur terriblement puissant, marqué par une ambivalence destructrice« . D’un côté, un état d’esprit où tout est contrôlé ; de l’autre, le besoin de casser cet excès de maitrise, de permettre aux forces enfouies de refaire surface. Dans ce processus, les rêves jouent un rôle essentiel. « Ce qui crée la confusion, c’est le refus, la peur, l’angoisse. Travailler au départ des rêves, même s’ils véhiculent des contenus violents, a quelque chose de libérateur, parce qu’on dispose d’un matériau puissant, explosif, mais à distance de soi« . Le rêve, avec son cortège d’images fortes, tour à tour cruelles ou mystiques, est moins ici un objet d’interprétation, dans le sens freudien, que guide de vie, source d’inspiration pour les décisions à prendre, conformément à une tradition héritée de l’antiquité.

C’est dans cet état d’esprit ambivalent, dans ce va-et-vient entre inspiration et labeur, qu’a été écrit Lettres du pays froid, le dernier roman de Caroline Lamarche, tout juste sorti de presse. Le premier chapitre a été rédigé en une semaine – le temps d’une « retraite » réparatrice; d’emblée, tous les personnages étaient en place. Puis, par la suite, « le fil s’est perdu, la trame s’est effilochée, il a fallu tout resserrer, construire pas à pas le scénario« . Deux autres périodes d’écriture intensive ont permis de le sauver de l’anéantissement.

Il serait cependant faux d’en conclure que tout, chez Caroline Lamarche, ne peut s’écrire que dans la douleur. Il y a en fait autant d’états d’esprit, autant de fonctionnements psychiques que de genres pratiqués. « Les nouvelles apportent un regard, souvent ironique (mais avec aussi de l’intérêt, de la compassion) sur le monde et sur les gens. Les contes, eux, relèvent du domaine de l’imaginaire pur. Les textes écrits pour la radio se fondent sur des rencontres, des enquêtes, c’est un travail fait en équipe, source de calme et de plaisir. Les poèmes, par contre, c’est quand j’ai envie de tuer quelqu’un, ou de me tuer« .

Éthique et esthétique

Si Caroline Lamarche a publié tard ses premiers textes, c’est aussi parce qu’elle pressentait qu’ils pouvaient déclencher, en particulier chez ses proches, des réactions de rejet ou d’incompréhension. Ce qui ne manqua pas de se produire pour La nuit l’après-midi, roman audacieux, subversif (il raconte l’expérience d’une femme qui se soumet volontairement aux sévices d’un homme qu’elle n’aime pas). Pourtant, le choix d’un tel sujet est étranger à tout désir de choquer. Il correspond à une nécessité profonde : « Ce livre ne résulte pas d’un parti-pris : simplement, je n’ai pas pu faire autrement ». Il est vrai que, comme dans ses autres livres, l’auteur s’y expose largement. Pourtant, si le travail sur le matériau autobiographique est pour elle inévitable (comme il l’est sans doute pour tout écrivain authentique), il ne peut aller jusqu’à donner en pâture au public la vie intime d’autres personnes. Écrire sur soi n’est pas livrer une réalité « brute », à supposer que cela soit possible, comme le croient les tenants de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’autofiction ». C’est au contraire transformer par l’art un matériau vécu, l’élaborer dans une forme esthétique, par un travail rigoureux de la forme. Un respect élémentaire veut qu’une personne existante ne puisse s’y reconnaitre – ou que, si tel est le cas, elle ait accès au manuscrit et soit en droit d’en exiger la modification. « Il y a la littérature et il y a la vie. Il doit exister une déontologie, on ne peut pas tout dire. Aucun livre ne vaut qu’on détruise ou qu’on fragilise la personne dont on s’est inspiré. Il faut parfois savoir renoncer à un beau poème ou à un chapitre réussi. Nous vivons dans une époque où on ne pense malheureusement pas beaucoup à cela. » Comme le disait Flaubert : l’éthique, c’est l’esthétique. Un texte est juste quand sa forme ne peut être poussée plus loin, quand le travail sur le matériau vécu est amené à son extrême limite. L’immoralité, au contraire, c’est la complaisance, la facilité, la vulgarité auxquelles on est sans cesse tenté de se laisser aller, et contre lesquelles il faut lutter sans faire de concession.

La force des faibles

Depuis deux ans, Caroline Lamarche pense avoir trouvé une base solide pour son travail d’écriture. La tentation permanente du suicide, de l’autopunition s’est éloignée pour faire place à une vision moins pessimiste, qui échappe à la logique destructrice du « tout ou rien ». C’est ce qui lui permet d’affronter des états extrêmes, des émotions violentes sans crainte d’y laisser la raison ou la vie. Est-ce pour cela que son prochain roman reviendra, en l’approfondissant, sur le thème abordé dans La nuit l’après-midi? Il y sera en effet question de nouveau des rapports de domination, dans le couple et dans la société. Sans doute n’est-ce pas un hasaard si c’est surtout chez des femmes – romancières, cinéastes, plasticiennes – que se manifeste, un peu partout dans le monde, la conscience la plus aiguë, l’expression la plus audacieuse des thèmes qui, naguère encore, étaient jugés tabous par le radicalisme féministe. On pense ici à une autre romancière, japonaise celle-là, Yôko Ogawa, dont l’oeuvre offre avec celle de Caroline Lamarche une troublante ressemblance, tant dans l’écriture que dans les thèmes abordés (La piscine, L’annuaire, Hôtel iris…). Au premier rang de ceux-ci, la mise en scène des relations homme/femme, dominant/dominé. À rebours d’une conception qui voudrait faire coïncider ces éléments terme à terme (homme dominant contre femme dominée), ou au contraire les renverser, la voie explorée ici est moins évidente, plus ténébreuse, mais aussi plus féconde : il s’agit de creuser les termes du rapport, de s’interroger sur ce qu’il signifie, notamment « être dominé(e) », et donc être dominant(s). Ou, comme le dit Caroline Lamarche, de « redécouvrir la force d’une certaine faiblesse, le pouvoir d’une certaine soumission. Les faibles disposent pour cela de trois armes, qui sont l’ironie, la subversion et l’endurance« . Cette « force des faibles » qui, plus que la ruse (laquelle n’en est qu’une modalité), désigne ici le recours par excellence, l’arme de toutes les armes : le langage.

Daniel Arnaut

Lettres du pays froid

lamarche lettres du pays froidTexte écrit dans un état de difficulté extrême, sur un thème particulièrement sensible, Lettres du pays froid est le dernier roman paru de Caroline Lamarche. Il met en scène un jeune homosexuel, Alexis, hanté par l’absence de son père et étouffé par une mère accaparante. Une précédente tentative, qu’il a faite en apprenant que son amant le quittait pour se marier, l’a laissé à moitié infirme. Alexis adresse à la narratrice des lettres où il lui parle d’un travail d’écriture qu’il n’arrive pas à mener à bien. La narratrice l’aidera dans ce travail, dont elle pense qu’elle est pour lui l’unique voie vers le solut ; son dévouement ne pourra pourtant l’empêcher de mettre fin à ses jours. 

De suicide et de corps mutilé, il en est aussi question dans les tableaux de l’artiste mexicaine Frida Kahlo. En particulier dans l’un d’eux, travail commandé à l’artiste par l’amie de Dorothy Hale, après que celle-ci ce fut suicidée en se jetant par la fenêtre d’un immeuble. Le roman est rythmé par un aller-retour permanent entre l’histoire d’Alexis et les tableaux, en un jeu d’échos plein de subtils décalages. Frida Kahlo y apparait comme une initiatrice dont l’oeuvre et la vie servent de repères, de points d’appui dans la descente aux abîmes intérieurs.

Il est une troisième dimension qui vient s’ajouter aux deux précédentes, dont elle constitue le socle ou la toile de fond : c’est la vie quotidienne, celle où prennent place, dans un rôle un peu en retrait, l’amant ou le compagnon des jours ordinaires, vers qui la narratrice revient ou dont elle se détache peu à peu. C’est aussi la vie professionnelle, source de maintes déceptions (écrivain, elle se voit proposer par une boite de production, un contrat pour écrire un scénario qui, lui non plus, n’aboutira pas). 

À l’image des précédents, le roman de Caroline Lamarche traite de sujets graves, essentiels – même si un certain humour n’en est pas absent. MAis elle le fait dans une langue à la fois somptueuse et précise, à la musicalité infaillible, un style dépourvu de toute virtuosité gratuite, une écriture contrapuntique d’une extrême richesse. Rarement autant qu’ici le mot « texte » (ce qui est « tissé ») n’aura été aussi adéquat. Ce qui n’est pas sans donner parfois au lecteur, et d’ailleurs au critique, pour leur plus grand profit, quelque fil à retordre…

Daniel Arnaut

Caroline Lamarche commence toujours son travail d’écriture romanesque en se choisissant une figure tutélaire : « Je me tourne, en un exercice d’admiration permanent, vers les artistes qui, à mon sens, ont trouvé, pour leur porpre salut et pour le nôtre, une porte de sortie. Chacun de mes livres est ainsi sous la protection d’un homme et/ou d’une femme plus grands que moi, à l’ombre desquels je m’abrite pour tenter à mon tour de trouver une issue » « La fenêtre étroite », dans La nouvelle revue française n°563, oct. 2002). Ici, outre Frida Kahlo, c’est Thomas Berhard, particulièrement avec son roman Oui, qui remplit le rôle. 


Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°126 (2003)