Carte blanche : Caroline Lamarche

États de larmes

Ma plus grosse déception en ce printemps morose aura été d’apprendre que Madonna avait pleuré en regardant Le patient anglais.

Et ma plus forte émotion, le jour même de la mort d’Octavio Paz : les larmes de Pascale Fonteneau au Tribunal du Travail de Liège.

Entre les deux, une simple constatation : le monde s’intéresse plus aux états d’âme de la chanteuse de Frozen qu’aux conditions de vie des hommes et des femmes qui, loin des projecteurs, tentent de vivre pour et par l’Art. Et si certains artistes en vue peuvent se payer le luxe de commenter des mélos, combien d’autres  sont en proie à des émotions moins romantiques. En cause : un statut précaire, voire inexistant, des tracasseries administratives, une lutte quotidienne pour la survie, des soucis qui minent, de manière récurrente, leur créativité.

Heureusement, il y a Charlot. Charlot petit et pauvre même quand Chaplin était grand et riche, Charlot qui dit, dans l’un de ses films, à un homme sur le point de se jeter dans le canal, une pierre autour du cou : « Be brave. Face life. Tomorrow birds will sing!« .

C’est bien ce que nous nous disons, dans notre solitude glauque. Et de reprendre notre marche vers le soleil levant, veillant bien à ne déranger personne et à tendre la main au copain en détresse.

Mais si le livre décolle, si la chanson fait un tabac, si Madonna sort du bois avec ses belles dents de louve, voilà le star-system en marche : quel bonheur de passer à la radio, de dédicacer nos écrits d’un stylo généreux, de dévoiler aux caméras le contenu de notre frigo ou la couleur du collier de notre chien, de prendre part aux débats non comme citoyen ordinaire mais comme personnalité unique, exceptionnelle : « J’ai pleuré en voyant Le patient anglais… ».

Assez! Entre désespoir obscur et messianisme de pacotille, entre élitisme et misérabilisme, à mille lieues de la fanfaronnade ou de l’amertume, il y a une voie à chercher, des expériences à partager, et des actions à prendre, responsables, adaptées au moment que nous vivons, ce petit creux de l’Histoire dans lequel s’inscrivent les lignes que nous traçons sur la page.

Cette conviction, modeste mais réaliste, a conduit quelques-uns d’entre nous à s’engager activement dans une asbl : La Société des Gens de Lettres de la Communauté Française de Belgique (SGDL-CF de Belgique), qui se réunit, comme d’autres associations-soeurs, dans cette ruche solidement bourdonnante qu’est la Maison des Auteurs, 87 rue du Prince royal à 1050 Bruxelles. Là où se trouvent gens du théâtre, de l’audiovisuel, de la radio, auteurs de bandes dessinées, de littérature jeunesse, photographes, traducteurs, auteurs de littérature scientifique, scolaire, universitaire, etc, désireux qu’une société de gestion (la SCAM, Société civile des Auteurs Multimédia) se charge de percevoir et de leur répartir les droits de reproduction et de représentation de leurs oeuvres, mais attirés également par les services offerts par la Maison, comme le conseil juridique en matière de contrat d’édition et de fiscalité, la publication d’une revue riche en informations relatives à la vie et aux droits des auteurs, et par des débats liant l’engagement à la réflexion. Ainsi, un groupe de travail, centré sur le statut social et fiscal de l’auteur, s’intéresse de près aux enjeux soulevés, par exemple, par de nouveaux projets de lois, et s’attache à dégager une plate-forme de discussion commune. Un autre groupe mobilise la résistance des auteurs à l’A.M.I., cet Accord Multilatéral d’Investissement qi représente une menace, entre autres, pour la propriété artistique et intellectuelle. Dans chacune de ces cellules, des membres de la SGDL représentent les intérêts des auteurs littéraires et les relaient auprès des pouvoirs publics, menant ainsi pour eux des combats qu’ils ne pourraient mener seuls sans fragiliser leur position.

Inutile d’insister plus longuement sur l’importance d’un tel enjeu en cette fin de siècle qui voit l’évolution rapide des marchés culturels et la nécessité de recadrer la place de l’auteur et de son oeuvre dans une société en pleine mutation. Inutile de rappeler, également, que cette tradition associative remonte à Balzac, Victor Hugo, George Sand, Alexandre Dumas, pionniers de la SGDL de France, notre société-mère, avec laquelle nous entretenons des liens priviligiés. D’autres que nous, en Belgique ou à l’étranger, mènent des actions convergentes. Ensemble, il s’agit de constituer, face à tout ce qui menace la Culture et le respect de l’artiste, un front commun aussi souple qu’obstiné, comparable en cela – lyrisme oblige – à la vague qu’Octavio Paz a immortalisée dans l’un de ses plus beaux poèmes en prose [« Ma vie avec la vague », dans Liberté sur parole, Gallimard].

Et puis, il y a les plages de la vie associative propres aux auteurs littéraires : les « mercredis de la SGDL – CF de Belgique » vous proposeront des rencontres visant à vous informer de vos droits, via des spécialistes, ou à vous faire rencontrer des témoins intéressants de la vie littéraire. Première soirée le 3 juin à 18h30, sur le thème du statut social et fiscal de l’auteur. Bienvenue à tous. À l’automne, nous prévoyons une rencontre autour du contrat d’édition. L’actualité politique et culturelle nous fournira d’autres thèmes et d’autres intervenants. D’autres projets sont à l’étude. Concrétiser, par exemple, une nomenclature des « prestations secondaires » – conférences, lectures publiques, rédaction d’articles, etc. – en général peu ou pas rétribuées, et y place en regard, à titre indicatif, les tarifs exigibles. Rencontrer, en Belgique et à l’étranger, nos partenaires privilégiés en matière de littérature – centres culturels, librairies, associations diverses, organes de promotion des Lettres et du livre… – et les associer à notre action. Créer des ponts, ouvrir des portes… À suivre!

Pour l’heure, fraichement née, la SGDL – CF de Belgique avance pas à pas, et, nous l’espérons, avec vous… Le but ultime restant, encore et toujours, non point de promettre à tous des lendemains qui chantent, mais de rendre possible, sans larmes, le geste nécessaire d’écrire.

Caroline Lamarche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°103 (1998)