La vie d’un rêve
« À D.R. qui dort debout« .
À la sortie des Marais, Jean Cocteau m’avait dédicacé ainsi un exemplaire de ses Enfants terribles. Ce qui aurait pu n’être qu’un trait de pure élégance poétique s’est révélé juste en fin de compte. D’une certaine façon, j’ai passé mon temps à dormir ma vie grâce au soutien inconditionnel d’un inconscient à double face. Le numéro Un est travailleur de nuit. Le numéro Deux se manifeste pendant le jour. Ils me font penser à deux frères jumeaux, solidaires l’un de l’autre mais rigoureusement indépendants. Ils ne connaissent ni la fatigue, ni le doute, ni l’ennui. Tenaces et rapides, ils assument chacun leur mission de vigiles avec une transparente légèreté. Je les apprécie dans la mesure où ils me débarrassent du poids de la raison et d’une logique dont je n’ai rien à faire.
Chaque matin, à l’instant précis où je sors des ombres du sommeil, je m’en remets à leurs initiatives. Je sais d’avance qu’ils ne s’intéresseront à mon identité d’écrivain qu’à distance tout comme si je leur servais de corollaire facultatif. Je les regarde s’évader de leur camp de clandestinité.
L’ouvrier de nuit, aussitôt, me communique en flash un rêve qu’il semble avoir bâti à mon intention, ou plus exactement à l’intention de son alter ego. Il s’agit d’une sorte de fax romanesque parfaitement bouclé sur lui-même, débitant sa charge visuelle d’angoisses, de plaisirs, d’égarements, mais surtout de terreurs explosives. Ce texte ne souffre aucune retouche. Chaque mot est à sa place. Je le note avec humilité en évitant d’interpréter ses délires. C’est le moment-clé que choisit l’ouvrier du jour pour prendre le relais. En nom nom et à ma place je le vois qui s’agite, met de l’ordre autour de lui, ajoute deux ou trois pages au manuscrit en cours, sort en ville pour y faire ses courses et rencontrer des gens. Tout le passionne et l’émerveille : les visages, les gestes, les paroles, les sons, les lumières. Il enregistre. Aucun spectacle ne lui parait futile. Ce qui lui permet de rentrer heureux, plein de visions neuves. Le soir tombe. Il relit alors le petit roman rêvé par son frère, et la stupeur le fait sursauter, il lui parle en secret : que signifie une fiction aussi folle, donc discutable? pourquoi cette errance dans une ville en ruines? pourquoi ce train manqué? ces foules anonymes? ces appels téléphoniques attendus en vain? ces chambres d’hôtel? parce que, riposte avec aplomb l’inconscient de nuit déjà prêt à réoccuper l’espace. L’autre est furieux : je n’admets pas ton « parce que ». N’est-il pas scandaleux de ta part de fourrer dans ton rêve certains personnages sortis tout chauds de la réalité? Tu leur colles leur vrai nom, tu les fais surgir on ne sait comment ni d’où. Les uns sont célèbres, les autres sont obscurs, croisés un jour par hasard, et tu te fiches d’eux en les plaçant au cœur d’une action impossible, ridicule, parfois scabreuse. Peux-tu m’expliquer le motif de tes pulsions malsaines? Le premier sort aussi de sa réserve : Erreur, mon cher. Aucune pulsion malsaine puisque j’ai tous les droits. Je cède uniquement aux prodigieux élans d’une fraicheur libératrice.
C’est l’affrontement. C’est la provocation. Les voilà tous deux qui se dévisagent en direct avec une intensité que je pressens douloureuse. Ils se posent des questions. Patience. Moi, la D.R. qui dort debout vingt-quatre heures sur vingt-quatre, je les tiens sous le feu de mon regard. Ils se détendent petit à petit, ils se rapprochent l’un de l’autre, ils s’étreignent en éclatant de rire, ils ne sont plus qu’un, prêt à regagner son seul vrai domicile : ma tête et ma main.
Dominique Rolin
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°81 (1994)