Henry Bauchau dans le XXe siècle.
Entre Histoire et mémoire, la voie poétique
Né à Malines le 22 janvier 1913 dans une famille appartenant à la haute bourgeoisie, Henry Bauchau s’est éteint le 22 septembre dernier à Louveciennes, dans la banlieue parisienne. Depuis lors, les hommages se sont multipliés pour célébrer l’œuvre d’une personnalité hors du commun. Écrivain, poète, dramaturge, diariste, peintre et psychanalyste, Henry Bauchau n’accède pourtant à la notoriété que tardivement.
Si son premier recueil de poèmes – Géologie – n’est publié qu’en 1958, il faut encore attendre les années 1990 pour qu’il soit véritablement propulsé sur l’avant-scène littéraire grâce à des œuvres telles qu’Œdipe sur la route (1990), Antigone (1997) ou, plus récemment, Le Boulevard périphérique (2008). Ce dernier ouvrage qui recevra le prix Inter est une autofiction dans laquelle l’auteur revient pour la première fois de manière directe sur le contexte historique douloureux de la guerre 40-45. À cet égard, notons que lorsqu’il s’agit d’évoquer les blessures liées aux années d’entre-deux-guerres et au second conflit mondial, l’œuvre s’apparente véritablement à un puzzle. Avec L’Enfant rieur (2012), une pièce capitale trouve sa place puisque les années qui ont précédé le travail littéraire sortent de l’ombre, démontrant – s’il le fallait encore[1] – l’importance des années 1920, 1930 et 1940 en tant que matrice pour le cheminement ultérieur de l’écrivain. La petite histoire de sa vie s’inscrit dans la grande, celle des deux Guerres mondiales.
La prime enfance d’Henry Bauchau est d’emblée marquée par la Grande Guerre, par l’incendie de Louvain et la destruction la maison de ses grands-parents maternels lors de l’invasion allemande d’août 1914. Cet événement traumatisant qu’il partage avec sa génération l’amène à s’impliquer dans l’intense réflexion qui s’amorce aux tournants des années 1920 et 1930 pour rénover une Res publica en perdition. Étudiant en philosophie et lettres à Saint-Louis, puis en droit à Louvain, il rejoint grâce à Raymond De Becker[2] notamment une série de cénacles politico-littéraires qui rassemblent, par delà les clivages traditionnels de la société belge, une jeunesse écœurée par la crise économique mais séduite par le pacifisme et les perspectives européennes ouvertes par la réconciliation franco-allemande[3]. Bauchau participe à ce foisonnement d’idées et prend part aux orphéons lancés par le sulfureux Raymond De Becker. Le publiciste catholique, qui sera condamné en 1946 pour collaboration, dirige alors les Jeunesses politiques avant de lancer L’Esprit nouveau, Communauté ou Les Cahiers politiques. Bauchau est, par ailleurs, également proche du chanoine Jacques Leclercq et de sa revue La Cité chrétienne. Par le truchement de cette dernière revue, dans laquelle il se livre tant à la réflexion politique qu’à la création littéraire sous le pseudonyme de Jean Remoire, il se rapproche des positions pacifistes et neutralistes du mouvement Jeune Europe lancé à Bruxelles en 1932. Certains pensent en effet que le maintien des contacts avec l’Allemagne – même si elle a changé de visage depuis l’accession d’Hitler à la chancellerie du Reich en janvier 1933 – reste un moyen privilégié pour sauvegarder la paix et unifier l’Europe. Sous les auspices du Solhbergkreis d’Otto Abetz, des voyages s’organisent dès lors régulièrement pour maintenir des ponts entre les jeunes générations européennes. Mais ces rencontres s’avèrent en fait, comme a pu le montrer F. Kupferman, téléguidées par Berlin, et un redoutable glissement peut ainsi s’opérer de l’échange d’idées à la propagande directe. Bauchau n’est pas dupe, comme le prouve son article du 20 février 1938 dans La Cité chrétienne. Si en 1938 – année qui verra l’Anschluss (mars) et les accords de Munich (avril) – il se dit favorable à la politique de neutralité menée par le roi Léopold III et le gouvernement belge, il condamne aussi, et sans ambiguïté, l’hitlérisme dans un article sur le Journal d’Allemagne de Denis de Rougemont le 20 décembre 1938.
Bauchau se montre peu optimiste quant à la possibilité d’éviter la guerre dans ses six articles intitulés « Le Journal d’un mobilisé » parus dans La Cité chrétienne du 20 décembre 1939 au 5 mai 1940. Il a prêté serment comme sous-lieutenant de réserve de cavalerie en juin 1937 et participe à ce titre à la campagne des 18 jours. Abasourdi par l’annonce de la capitulation belge le 28 mai 1940, il refuse l’inaction et se lance dans l’aventure du Service des Volontaires du travail (SVT) pour offrir à la jeunesse belge « un travail utile au service de la grande œuvre de reconstruction nationale » (selon les termes de la « Note remise au Ministère du Travail sur les camps des VT » du 16 juillet 1940). Mais, pour maintenir le cap de cette initiative dont le royalisme et le patriotisme ne sont jamais démentis, Bauchau qui dirige le mouvement doit composer avec l’Occupant. Le 14 août 1941, le SVT tombe sous la houlette du secrétaire général à l’Intérieur, le VNV Gérard Romsée, et Bauchau se trouve confronté à des difficultés qui ne font que croître, jusqu’à sa démission le 29 juin 1943. Il rejoint ensuite la Résistance où il s’illustre par sa bravoure en tant que chef du sous-groupe P7 de l’escadron Brumagne. Il n’en demeure pas moins qu’il est parfois allé fort loin pour maintenir l’indépendance du SVT, afin d’éviter l’embrigadement et l’enrôlement des jeunes dans le Service du Travail Obligatoire (STO), voire la déportation dans les camps. Mal perçu tant dans les milieux de la collaboration que ceux des prisonniers de guerre, il est inquiété par la justice belge après la Libération, va en appel et est finalement acquitté. Il se voit néanmoins rétrogradé à l’Armée, car il perd son grade d’officier pour redevenir sergent à la suite d’une erreur administrative commise au sein du ministère de la Défense nationale[4]. Incompris, humilié, Bauchau décide de quitter la Belgique.
Là s’ouvre pour Henry Bauchau une blessure incurable. Non seulement l’immense espoir qu’il avait placé dans les forces de sa génération à construire un monde plus juste s’est effondré, mais son action patriotique se voit méconnue, incomprise et méjugée. L’Armée qu’il pensait un bastion d’irréprochabilité l’a trahi, le Roi qu’il servait inconditionnellement l’a mal conseillé, les guides spirituels en qui il mettait sa confiance se sont corrompus, et même certains membres de sa famille le dénigrent. À son sentiment de désarroi se mêle la culpabilité d’avoir rencontré durant les années d’occupation une jeune femme, Laure Tirtiaux, avec qui il a noué un lien passionnel, alors que l’un et l’autre sont engagés dans des liens conjugaux. En un mot, toutes les valeurs qui constituaient les piliers de sa vie s’effondrent, le laissant sans aide et dans le constat de son incapacité à agir, à parler, à penser, et même à aimer à bon droit. À l’issue de la guerre, Henry Bauchau est un homme dont l’échine est brisée.
C’est là qu’intervient celle qu’il appellera « la Sibylle ».
En 1947, en cette période qu’Henry Bauchau appelle ses « années de ténèbres », il confie son mal-être à une psychanalyste, Blanche Reverchon, qui est la première traductrice française des Trois Essais sur la théorie de la sexualité de Freud et l’épouse du poète Pierre Jean Jouve. À celui qui se sent écrasé par l’irréversible, l’analyste fait entrevoir que l’existence se déchiffre toujours à rebours, et qu’une fêlure intérieure n’est pas un lieu inhabitable : « On peut vivre aussi dans la déchirure. On peut très bien », lui dit-elle (il la citera en exergue de son premier roman, La Déchirure, en 1966). Sur l’horizon dévasté de ses premières valeurs, volontés et connaissances, commence pour Bauchau un apprentissage radicalement nouveau, qui détrône la parole pesante du patriarcat qui avait imposé la loi, l’ordre, et la raison, et valorise précisément tout ce qu’il croyait insignifiant. Car en découvrant l’Inconscient freudien, il constate que les moteurs essentiels de nos agissements nous échappent et sont inaccessibles à l’entendement, il apprend à considérer le doute comme une force active et l’errance comme un mode bénéfique d’ouverture à l’inconnu. La psychanalyse réhabilite la figure de l’homme souffrant et égaré, mais debout et en marche. Significativement, Bauchau place ensuite son parcours sous une devise tirée de saint Jean de la Croix : « Pour aller où tu ne sais pas, va par où tu ne sais pas » (épigraphe du premier journal publié, Jour après jour, en 1992).
Blanche, à la parole sibylline et aux silences signifiants, le sensibilise à la nécessité de s’ouvrir à la part expressive de l’obscurité dans la langue. Elle devine en lui une identité refoulée qu’elle l’amène peu à peu à dévoiler : celle du poète qu’il désire mais n’ose pas devenir. Il n’y aurait pas d’œuvre littéraire d’Henry Bauchau sans l’intervention de cette accoucheuse de poètes. Avant de la rencontrer, il ne s’autorise qu’à écrire en secret ; après, il reconnaît que son lieu véritable est la littérature. Grâce à elle, il va accepter de vivre dans la déchirure et apprendre à s’y sentir chez lui. Par la langue poétique, il va s’écarter du mode discursif des affirmations, refuser de s’arrêter dans les réponses pour rester dans l’interrogation. Son œuvre littéraire va s’ériger à la fois contre le savoir reçu en héritage qui s’est avéré un leurre et pour l’émergence d’un non-savoir investi d’espérance. Il ne s’agit donc pas de nier l’irréversible, mais de pactiser avec lui et de ruser en somme, en faisant de l’immaîtrisable un mode d’être assumé.
L’œuvre littéraire de Bauchau, en ce sens, n’est aucunement amnésique, et encore moins détournée du passé qui fait mal. Tout au contraire, elle repose sur la mémoire et la rémanence des épreuves. Souvenirs des deux guerres : il met en scène des personnages tyranniques comme Gengis Khan, Alexandre le Grand, Philippe de Macédoine ou Mao. Il évoque des figures royales comme Œdipe ou Thésée, traces d’un monde patriarcal et autoritaire, monarchique – en Belgique, contrairement à la France, le roi reste un symbole d’autorité –, auquel il a pleinement adhéré dans sa jeunesse. Peut-être en raison des années vécues sous le joug du totalitarisme, l’écrivain esquive les références directes et reporte volontiers les images de tyrannie dans les terres d’ailleurs : l’Orient des conquêtes mongoles, les territoires vikings, la Guerre de Sécession… Les chars de Budapest, la Guerre du Golfe et le 11 septembre côtoient dans son œuvre le royaume de Pilate, Babylone, Jéricho ou l’Attique, en distance à l’égard du vécu. Hitler, dont l’action a déterminé tant de détresse réelle, n’est évoqué que de manière étouffée : « Hitler n’est plus, dans la mémoire européenne, qu’un gouffre encor béant qu’on ne peut pas, qu’on n’ose pas sonder » écrit-il dans La Sourde Oreille.
Si les êtres investis de puissance extérieure font leitmotiv dans l’œuvre d’Henry Bauchau et traduisent un paysage mental marqué par les figures d’autorité, l’important est d’observer ce que l’auteur fait de ce motif obsédant. Or dans cet univers imaginaire dont la simplicité de surface cache une belle complexité en profondeur, le pouvoir n’est jamais là où il paraît. Le pouvoir fort s’inscrit dans des récits qui, invariablement révèlent par contraste l’action capitale d’êtres faibles situés dans l’ombre, sans qui rien ne serait possible. D’une manière générale, les chefs ne sont jamais totalement héroïques : s’ils sont des images de gloire et de puissance, ils sont en même temps des hommes d’une grande fragilité intérieure. Ils se rendent compte qu’ils peuvent se tromper, ils sont dans l’impuissance de gérer leur affectivité, et certains (comme Œdipe) peuvent même se montrer atteints de folie. Quant à leurs seconds qui exécutent leurs projets (comme Timour dans Gengis Khan), ils s’aperçoivent qu’ils sont piégés dans un système qui les broie. Ainsi, tous les leaders cachent une secrète fêlure et parallèlement, les rôles de subalternes s’avèrent porteurs d’une vérité qui leur donne une supériorité morale.
Si les grands hommes et leurs ministres apparaissent ainsi en demi-teinte, qu’en est-il de l’héroïsme dans cet imaginaire ? L’écrivain note en 1990 dans son Journal d’Antigone : « Peut-on encore, après Hitler, croire impunément à l’excès ? ». D’une manière générale, Bauchau ne se satisfait pas de la grisaille, mais c’est l’interpénétration des éléments blancs et noirs, comme dans le principe du yin et du yang, qui définit pour lui la vraie nature des choses. De ce fait, l’héroïsme lui-même est relatif. Aucun grand personnage ne s’accomplit seul, mais seulement grâce à la présence à ses côtés d’un individu effacé qui le sert sans bruit : ami, serviteur, conseiller ou thérapeute. Souvent, c’est une figure de vieillard fragile, retiré du tumulte du monde, qui joue le rôle de révélateur : un grand-père, un vieux sage ou une guérisseuse aux cheveux blancs. Rien n’est cependant clair d’emblée et le renversement des valeurs s’opère souvent au fil d’une trame narrative méandreuse : les textes de Bauchau ne sont pas des fables, mais des pièces ou des récits poétiques, porteurs de non-dits, d’énigmes irrésolues, de questions qui restent ouvertes.
L’écrivain constate qu’il a besoin d’idéaux et de modèles et qu’il tombe bien volontiers dans l’exaltation épique, ce qu’il illustre dans Le Boulevard périphérique dont le héros, pour donner sens à ce qui n’en a pas dans sa vie, à savoir la mort de sa belle-fille atteinte du cancer dans la fleur de l’âge, s’invente un théâtre imaginaire de figures grandioses, le combat d’un ange et d’un démon. Mais ce n’est ni la puissance physique ni la domination politique qui s’imposent pour lui au sommet des valeurs héroïques, c’est plutôt la force intérieure qui permet à certains de rester dignes face aux horreurs du monde. Et la littérature, ici, se légitime, car c’est ce que peuvent, entre autres, les poètes. Ceux qui viennent, comme Antigone, « dans le champ du malheur, planter une objection ». C’est là, en définitive, ce que l’on retiendra de l’œuvre d’Henry Bauchau : entre Histoire et mémoire, la voie poétique lui a permis, et nous a offert par rebond, un lieu pour la résilience.
Geneviève Duchenne et Myriam Watthee-Delmotte
[1] Voir Myriam WATTHEE-DELMOTTE, Bauchau avant Bauchau. En amont de l’œuvre littéraire, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2002 et V. Dujardin, G. Duchenne et M. Watthee-Delmotte, Henry Bauchau dans la tourmente du XXe siècle. Configurations historiques et imaginaires, Bruxelles, Le Cri, 2008.
[2] Raymond De Becker (1912 –1969) a été au centre d’un colloque organisé par l’UCL et les FUSL en avril 2012. Les actes sont à paraître aux Editions Peter Lang (Archives et Musée de la Littérature).
[3] Voir Geneviève DUCHENNE, Esquisses d’une Europe nouvelles. L’européisme dans la Belgique d’entre-deux-guerres (1919-1939), PIE-Peter Lang, 2008 (Euroclio. Études et documents, n°40).
[4] Voir Francis BALACE, Jours de guerre, Jours de doute, Bruxelles, Crédit communal, 1994.
Le centenaire d’Henry Bauchau
De nombreuses manifestations célèbrent le centenaire d’Henry Bauchau. Celles-ci ont été conçues avec l’espoir qu’il en voie la réalisation. Ce ne sera malheureusement pas le cas.
Ces manifestations ont commencé le 25 octobre dernier et se prolongeront tout au long de l’année 2013. Le programme complet peut être consulté sur http://bauchau.fltr.ac.be.
Jusqu’au 27.01.2013 : Exposition Lionel. L’enfant bleu à art)&(marges musée, à Bruxelles.
Jusqu’au 24.02.2013 : Exposition Henry Bauchau. L’épreuve du temps au Musée royal de Mariemont.
Le 9.12.2012 : Rencontre sur L’enfant bleu avec François Emmanuel et Christophe Meurée à art)&(marges musée, à Bruxelles.
Le 11.01.2013 : Parution de l’ouvrage de Myriam Watthee-Delmotte, Henry Bauchau, sous l’éclat de la Sibylle, éditions Actes Sud, à Arles.
Le 21.01.2013 : Rencontre avec l’artiste Lionel et Anouk Cape à art)&(marges musée, Bruxelles.
En janvier 2013 : Parution du numéro 5 de la Revue internationale Henry Bauchau, « Le temps du créateur ».
Le 22.01.2013, 100e anniversaire de la naissance :
- A 18h00, exécution de l’opéra de Pierre Bartholomée suivi d’une table ronde, dans la salle du Trône du Palais des Académies.
- En soirée, représentation de Combat avec l’ombre de Frédéric Dusenne au Poème 2 à Bruxelles
Les 21 et 22.02.2013 : Colloque du centenaire et remise du Prix Henry Bauchau au Palais des Académies.
Le 23.02.3013 : Colloque du centenaire, au Musée royal de Mariemont.
À partir du 11.03.2013 : Exposition Henry Bauchau, l’éblouissement poétique au Centre culturel de Ciney.
Le 13.06.2013 : Séminaire doctoral international. Poétique de l’archive : Henry Bauchau, aux sources de la création poétique : manuscrits, bibliothèques, journaux à l’Université de Cergy-Pontoise.
Diverses représentations théâtrales auront lieu en différents lieux.
D’autres conférences, journées d’études et publications sont prévues durant le second semestre 2013.
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°174 (2012)