Les soupirs se font déjà entendre : encore un centenaire, et le commerce forcé du souvenir! Mais foin des grincheux! Si l’hommage n’est jamais neutre, jamais innocent, il n’est pas sans mérite : il offre avant tout une merveilleuse occasion de rafraichir notre vision d’une personnalité qui n’était souvent qu’un nom dans une anthologie ou sur les grilles d’un lycée. Ainsi en sera-t-il de Charles Plisnier, qui aurait eu cent ans le 13 décembre 1996. Rééditions, lectures, colloque, expositions, manifestations de tous ordres salueront un écrivain hors du commun, dont l’œuvre peut encore éveiller les consciences et tuer nos frilosités fin de siècle.
Son parcours est, à l’image de l’homme, riche d’ambiguïtés irréductibles. Il est naturellement dense et d’une diversité rare. Si Plisnier a embrassé le demi-siècle avec l’élan d’un visionnaire et la ferveur d’un croyant, il a su garder cette distance critique qui préserve des fanatismes et des barbaries. Et si l’intellectuel a tôt compris ce que d’autres n’ont pas voulu voir ou n’ont vu que trop tard, l’auteur porte les traits de son époque, ses goûts et ses tics.
Contemporain d’André Breton, Charles Plisnier est né à Ghlin, près de Mons, et a passé son enfance et son adolescence dans le chef-lieu hainuyer, rue Chisaire, non loin de la gare. Si les premiers territoires arpentés nourrissent durablement l’imaginaire, ils n’apparaissent toutefois que de manière périphérique dans les textes du romancier. Signataire dans les années trente du Manifeste du Lundi, Plisnier évite soigneusement les références locales trop précises qui pourraient, peu ou prou, attacher son œuvre à la littérature régionaliste. Dans Mariages, il s’adonne au jeu du chat et de la souris pour ne pas dire et ne même pas faire entendre que la cité du Nord qu’il décrit est une ville belge, pas encore rayée des cartes. Jamais nommée mais située à la distance exacte de Valenciennes ou de Lille, Mons est l’implicite majeur sur lequel repose la première grande fresque du romancier. Pourtant rien n’est simple à nouveau, rien n’est tranché : les bourgeois y prennent leurs vacances à La Panne, consultent un Baedecker ou actionnent une clinche, tandis qu’aux « belles funérailles » de Maxime Salembeau sont venus le Maire, le Sous-Préfet, le Procureur de la République… Fort de trois parties et parfois réédité en deux volumes, Mariages ne tranche guère sur la production littéraire du temps. La vogue est en effet aux cycles romanesques qui, à travers l’histoire exemplaire d’une famille, traduisent les convulsions d’une époque et d’un monde en crise. On lit alors La chronique des Pasquier ou Les hommes de bonne volonté. On salue, en 1937 – la même année que le Goncourt de Plisnier – le prix Nobel de littérature de Roger Martin Du Gard, l’auteur des Thibault.
Quand, de son côté, il met en scène une famille de la bourgeoisie du Nord de la France, Plisnier se montre un bon praticien du genre romanesque. Sans a priori ni paternalisme, il analyse les interrogations qui déchirent et font vaciller un groupe social accroché à ses avoirs et à ses préjugés de classe et d’éducation. Le meurtre impuni de l’intrus, Salembeau, rétablit l’ordre bouleversé, mais ne rend pas au clan la pureté perdue. Au terme d’une patiente étude de mœurs, l’harmonie bourgeoise s’est reconquise au prix du cynisme et du mensonge : le crime a payé.
Gloire et révolution
Publié en 1936 chez Corrêa, Mariages a permis à l’ancien militant communiste de sortir de l’ombre et de se révéler sur les scènes littéraires française et belge. Même si le Goncourt revient cette année-là à Maxence Van der Meersch pour L’empreinte de Dieu, le roman de Plisnier connait un grand succès critique et public. Il ne faut pas longtemps pour que cet avocat méconnu, établi à Bruxelles, soit désormais comparé à Balzac. La Comédie humaine qu’il poursuivra avec Meurtres et Mères ne dépassera cependant jamais l’environnement restreint de la bourgeoisie provinciale. Et ces cycles romanesques vieilliront au rythme où s’éteignent les impératifs qui taraudent la caste des Chardin-Bernière ou celle des Annequin : se marier, tenir son rang, se garder des marges et des extrêmes.
Au lecteur qui découvre la satire, somme toute assez sage, de Mariages, la vie antérieure de Plisnier parait d’autant plus extraordinaire, et en soi fait déjà figure de roman. Informé des thèses socialistes et marxistes, le jeune poète de L’enfant qui fut déçu perçoit l’annonce de la Révolution russe d’octobre 1917 comme un bouleversement dont le monde ne finirait pas de mesure l’ampleur. « Lénine vient dans son costume de caporal / Il rit tout bas / Il dit Camarades / Il dit Voilà / Il dit On commence« , écrit-il plus tard dans Déluge.
Étudiant en Droit à l’Université de Bruxelles, il s’inscrit au Parti communiste belge dès sa fondation en 1921. Jusqu’à son exclusion en 1928 pour trotskisme, il ne cesse pas d’écrire, principalement des poèmes, mais il s’interdit de rien publier, hormis des articles et des chroniques qui servent la cause militante. Devenu avocat, il œuvre au Secours rouge international et parcours l’Europe de réunions en congrès, tantôt à Vienne ou Moscou, à Genève ou Sofia. Cette expérience d’une révolution qui échoue à se déployer à l’échelle d’un continent, ce mouvement qui l’exalte pour mieux le décevoir, il ne pouvait plus qu’en être le témoin lucide, et sans concession. Quittant l’opposition trotskiste et la vie de militant actif, il prend l’habitude tous les mardis de recevoir chez lui, Place Morichar à Saint-Gilles, un groupe d’amis, tous plus ou moins artistes ou écrivains. Et, surtout, il écrit, jusqu’à l’usure de ses forces : des poèmes à foison, qui formeront le meilleur de son œuvre poétique ; et les premières versions de Mariages, qui s’intitulait d’abord Droit et Avoir. Plisnier s’essaie aussi à l’art de la nouvelle et transpose certains épisodes de son passé communiste dans quatre brefs récits, publiés confidentiellement en 1935 sous le titre Faux passeports. Quand son éditeur Edmond Buchet lui demande un autre livre, après l’échec de Mariages au Goncourt de 1936 – et son retentissant succès commercial -, Plisnier reprend ces nouvelles en leur ajoutant un plus long récit, Iégor, qui confère à l’ensemble son unité et une manière de point final. Recueil composé sur plusieurs années, sans projet délibéré, Faux passeports peut sembler un hapax dans l’œuvre d’un écrivain amoureux des symétries et des textes fortement charpentés. Or, ce livre de raccroc, façonné sur commande dans sa forme définitive, vaut à son auteur non seulement la gloire du prix Goncourt en 1937, mais s’avère mieux encore le chef-d’œuvre d’un démoralisateur et le plus accompli des exercices de démystification. Ce qui nous requiert aujourd’hui, dans Iégor, par exemple, est moins l’évocation si précoce d’un procès stalinien ; c’est moins la foi aveugle du personnage principal, qui nie l’évidence pour mieux s’accuser, qui gomme les alibis parce qu’on peut « donner au parti autre chose encore que sa vie« . C’est, au premier chef, le corps à corps entre le réel que s’est imposé Plisnier dans des narrations denses, exemptes de coquetteries stylistiques et de ce psychologisme qui pèse parfois sur d’autres récits. Sans cesse l’écrivain se promène sur le fil entre réalité et fiction à seule fin de mieux débusquer une vérité qu’il sait complexe et plurielle. Vivrait-il en cette fin de siècle, qu’il prendrait place, avec Faux passeports, dans la cohorte des dispensateurs d’inquiétude, dans cette Internationale des Écrivains que forment sans se le dire Semprun, Vargas Llosa, Goytisolo, Kundera ou Mertens.
Des poèmes : la foi, le cri dans la cité
Dans les années vingt, alors que Plisnier a choisi le silence – officiel – et qu’il est – pourquoi pas? – en mission dans quelque capitale d’Europe centrale, qu’il y discourt ou y débat, Eluard écrit que « la terre est bleue comme une orange » et que « les mots ne mentent pas« . L’aventure surréaliste se développe à partir de 1924, tant en Belgique qu’en France, et Plisnier, malgré la réserve où il demeure, n’ignore rien des avant-gardes esthétiques de son temps. S’adressant à André Breton, il se déclare « communiste » et « ce que vous nommez un surréaliste« , et des recueils tels que Prière aux mains coupées et Fertilité du désert révèlent nombre de métaphores que n’aurait pas désavouées l’auteur des Champs magnétiques. Images éclatantes et fulgurations oniriques émaillent la prose de l’un ou les vers libres de l’autre. Toutefois, avec son ami Albert Aygueparse, Plisnier se fait bientôt une autre idée de la poésie, de son rôle et de ses moyens. Il veut dès lors composer un poème qui se confronte aux réalités du monde actuel et qui puisse, malgré la hauteur de son propos, toucher un public pour qui l’accès à la culture et à la littérature n’a rien de naturel. Il y parvient d’une certaine façon avec Déluge et Périple, deux vastes poèmes mis en voix par Madeleine Renaud et le chœur des Renaudins. Le poète y alterne des formes répétititves, évoquant les refrains d’une chanson, et une tonalité épique, obtenue grâce à une prose scandée dont le souffle et la concrétude moderne ne laissent pas de rappeler le Jazz-Band d’un Robert Goffin. C’est cependant sur un chant classique – en vers comptés et rimés – que se clôt le cheminement poétique de Plisnier. Dans Ave Genitrix, son ultime plaquette, le perpétuel insurgé feint le dialogue avec sa mère, qui lui redit sa foi et la vanité du blasphème : « Si Dieu n’existe point, pourquoi l’insultes-tu? » Ce poème éloquent, pour dire l’errance spirituelle et pour renouer avec Dieu, ajoute une pierre à la complexité de l’homme et de l’écrivain. C’est d’ailleurs ce qui rayonne de strophe en strophe, de page en page, et qui nous manque le plus : un verbe pour tutoyer l’univers, un regard toujours porté au plus loin, au plus profond ; une haine de la médiocrité, un dégout de la tiédeur. De bonnes raison, en somme, sinon pour lire tout Plisnier, au moins pour ouvrir l’un de ses livres.
Laurent Robert
Traces et hommages
Si Mons est présent dans l’œuvre de Plisnier à travers des décors, des ambiances, tout un climat que l’écrivain a pu recréer, la figure du grand intellectuel a encore laissé quelques traces dans la cité du Doudou.
Sa maison natale de Ghlin existe toujours, et une plaque y sera apposée en décembre 1996. Une autre plaque apparait déjà au n°10 de la rue Chisaire, à Mons. Ce n’est plus la maison où a vécu Plisnier de 1900 à 1917 et où est né son neveu, Charles Bertin : le bâtiment abrite aujourd’hui les locaux des… Mutualités socialistes. La façade est grise, austère ; on ne s’y attardera pas. On remontera plutôt vers le centre en suivant le chemin que prenait l’écolier pour gagner l’Athénée. On imagine sans peine le lycéen s’y passionnant pour la poésie et s’exaltant dans ses premières discussions politiques. En longeant le Square Roosevelt, on grimpera jusqu’au parc du Beffroi, point culminant de la ville, où a été posé un buste de l’écrivain. Redescendant vers la Grand-Place, on gagnera la Maison Losseau, rue de Nimy. Le cabinet de travail et la bibliothèque de Plisnier y ont été reconstitués dans une salle du premier étage et sont désormais accessibles au public.
La plupart des manifestations prévues pour célébrer l’auteur de Folies douces se dérouleront de décembre 1996 à mars 1997. Il n’est pas possible d’en donner déjà le calendrier précis, mais nous ne manquerons pas d’y revenir dans nos numéros d’automne. À considérer les programmes qui se mettent en place, la première impression qui se dégage est celle d’une grande variété qu’unit toutefois la volonté de faire dialoguer une œuvre du passé avec des créations contemporaines. La ville de Mons prendra notamment à sa charge l’organisation de plusieurs expositions en relation avec Plisnier. En décembre 96 et en janvier 97, une exposition documentaire, réalisée avec le concours du Service des Lettres, sera accueillie dans la salle Saint-Georges, près de l’Hôtel de Ville. Elle renouvellera et complètera celle organisée à la Maison de la Francité en 1993, Chalres Plisnier, premier Goncourt belge. Dans la même salle lui succédera une exposition sur les chœurs parlés supervisée par Paul Aron. Et le projet existe de remonter Périples : le poème écrit spécialement pour le chœur des Renaudins serait présenté dans une mise en scène actualisée et pourrait bénéficier d’une captation par la RTBF. Pour le théâtre à nouveau, Luc Dellisse prépare une adaptation de la nouvelle Iégor.
Par ailleurs, le Service des Lettres et le CIE-PHUM (Centre interfacultaire d’études philosophiques de l’Université de Mons-Hainaut, dirigé par Claire Lejeune) mettent sur pied un colloque qui abordera la question de l’engagement de l’écrivain. Il se tiendra à Mons en décembre.
Avec la rediffusion par la RTBF de Mariages, téléfils en quatre épisodes, créé par Teff Erhat en 1977, un petit coup de nostalgie s’ajoutera aux pompes de l’hommage. Or cette année Plisnier doit offrir bien mieux : un contexte favorable pour susciter des productions nouvelles, grâce auxquelles l’écriture s’implique dans la marche du monde. C’est dans ce but que la Ville de Mons a mis en œuvre un projet de résidence d’écrivains : six auteurs (Pascale Tison, Bruce L. Mayence, Nicolas Ancion, Je-Louis Lippert, Yves Wellens et Karel Logist) se relayeront, à partir de décembre, dans les murs de la vieille cité. Souhaitons que cette dernière manifestation ne soit qu’un point de départ et qu’elle aboutisse à donner à Mons ce qui lui manque cruellement : un lieu d’accueil permanent pour la création et l’animation littéraires.
Laurent Robert
Articles parus dans Le Carnet et les Instants n°93 (1996)