Vous êtes cinéphile ? Si l’on vous dit Gueule d’amour, La kermesse héroïque, La grande illusion, Nous sommes tous des assassins, Thérèse Raquin, vous n’hésitez pas, vous répondez « classiques du cinéma français d’avant la Nouvelle Vague » et vous précisez ; Jean Grémillon, Jacques Feyder, Julien Duvivier, Jean Renoir, André Cayatte, Marcel Carné. Rien que des réalisateurs hors pair et des films inscrits au sommet dans l’histoire du cinéma. Mais connaissez-vous le scénariste, l’auteur de l’ombre qui a écrit ces histoires bouleversantes, inventé ces personnages si touchants ?
Vous êtes Belge ? Si l’on vous dit « Spaak », que répondez-vous ? Paul-Henri ou Antoinette ? Le premier a marqué la vie politique belge et européenne du 20e siècle. Premier ministre, premier artisan de la fondation de l’Union européenne et premier Président de l’ONU, il a transmis l’amour de la politique à sa fille Antoinette, figure de proue du FDF et ardente défenseuse des francophones. Cependant, Paul Spaak, auteur et directeur de la Monnaie, et Marie Janson, première femme sénateur de Belgique, n’avaient pas qu’un seul fils, mais trois : Paul-Henri, le politique, Claude, le dramaturge, et Charles, le scénariste.
Charles Spaak est né en 1903, à Bruxelles, dans un milieu de juristes et d’écrivains. Les familles Janson et Spaak marquent, faut-il le rappeler, la Belgique de leur époque. Entre 1919 et 1926, le jeune homme écrit des nouvelles, des articles sur le cinéma publiés dans la revue L’Éventail et dans l’hebdomadaire Le Peuple. Pendant un an, il met en lumière les facettes originales, magiques, de cet art naissant puis déplore : « J’ai appris, au contraire, à quelles mains vulgaires, à quels cerveaux grossiers, le cinéma se trouvait confié, ceux qui l’ont asservi tiennent bien leur proie, ils en vivent : ils ne songent pas à la lâcher et rien vraiment ne permet de croire à un miracle qui éveillerait une sensibilité chez ces marchands de pellicules ».
Ces réflexions ont-elles permis au jeune critique de trouver une alternative ? Après des études de droit écourtées, il part en 1928 à Paris avec une lettre de recommandation pour Jacques Feyder, dont il devient l’assistant. Très vite, il trouve sa voie dans l’écriture de scénarios : les meilleurs producteurs, les plus grands réalisateurs veulent collaborer avec lui. Il a une réputation d’excellence : il écrit vite et livre ses œuvres dans les délais, on s’arrache donc ses services.
Efficacité, sensibilité
« Charles Spaak fut un scénariste rare, si ce n’est unique. À ma connaissance, il est le seul scénariste de langue française habité en même temps par une dramaturgie d’efficacité “à l’américaine” et la sensibilité intuitive d’un romantisme “à la française” », précise Nicolas Gessner qui travailla avec lui.
Étienne Périer raconte lui aussi son expérience : au début des années 50, Spaak lui proposé « d’être le mur sur lequel rebondissent ses idées » ! À cette occasion, il expliqua sa méthode de travail : « On prend un petit cahier d’écolier avec papier ligné. On ouvrage à la page 1 et si on a un titre, on l’y inscrit. Sinon on laisse la page vierge et l’on tourne à la page 2. Sur celle-ci, on met scène 1 et cette page sera réservée exclusivement à tout ce que contiendra la première scène, rien d’autre.
Les scènes, au fur et à mesure qu’on les inventera, auront chacune leur page. Si longues ou courtes qu’elles soient, une page, ni plus, ni moins.
De sorte que, lorsque nous aurons fini l’Histoire que l’on voulait raconter, nous aurons dans ce petit cahier la construction scène par scène, en somme le “le squelette” du scénario ».
Cette histoire est ancrée dans la réalité : il entre dans ce travail une part de documentaire. Pas de fausse pudeur entre les collaborateurs, on dit tout ce qui passe par la tête ; on joue avec toutes les possibilités, on attrape, les idées au vol, on retourne les situations, les caractères en tous sens. Il faut un mois pour remplir le cahier, puis un mois pour écrire les dialogues. Le talent du scénariste réside dans l’art d’accrocher le public par des idées claires, une dramaturgie vigoureuse, des mots légèrement stylisés pour qu’ils sonnent juste. Et lorsqu’une vraie entente nait de cet échange, le film devient miraculeux.
Histoires d’œufs
Spaak reconnait la difficulté de la mise en scène : « Mettre en scène, c’est, dans de continuelles difficultés matérielles, sauver continuellement le sens du film », mais il regrette que metteurs en scène, critiques et historiens du cinéma s’entendent pour occulter le rôle du scénariste. Il compare les chefs d’œuvre de nombre de réalisateurs : « il saute aux yeux que ces metteurs en scène les plus personnels, les plus célèbres ont couvé tour à tour des œufs de fourmi, des œufs de canard, des œufs d’autruche, qu’ils se trouvent être des mères de famille étonnantes, quand ces mêmes films, attribués à leur scénariste, s’inscrivent facilement dans l’ensemble d’une œuvre qui a sa marque et son unité. Il y a un ton Jeanson, un ton Sigurd, un ton Prévert… »
Tous les témoins de cette époque le décrivent comme un homme beau, spirituel, pas snob, accordant de l’importance à la justice sociale. Les femmes, surtout, insistent sur sa beauté, sa séduction. « Quand il était là, raconte Lady Palliser, sa nièce, les autres se taisaient parce qu’il racontait des histoires. Il avait une très belle voix et il racontait très bien les histoires. »
Sa fille Catherine dévoile un peu plus le personnage : « La seule chose qu’il respectait, c’était la culture ; une certaine bourgeoisie dans le sens petit du terme, étriqué, le dérangeait beaucoup. Il était totalement anti-clérical avec d’ailleurs beaucoup d’ironie : ce n’était pas du tout un rageur dans le sens des batailles où l’humour est exclu, au contraire. Il a mené beaucoup de combats avec des mots, avec une certaine cruauté même, amis c’était très drôle ». Cet homme « très violent dans ses amours et dans ses haines » mais qui affichait une grande maitrise de soi semble avoir eu aussi un caractère extrêmement jaloux, mais là encore, il masquait ce défaut grâce à son humour. Notamment par rapport à ses frères. Quand, l’été, il accueillait à Vence Paul-Henri, qui se déplaçait en homme d’état, il le titillait à propos de son poids et le faisait monter sur la balance. Une façon ironique et spectaculaire de mettre le chef d’état dans une situation d’infériorité par rapport à lui, qui était mince !
Le succès de Charles Spaak dura jusque dans les années cinquante, jusqu’à l’arrivée de la Nouvelle Vague. Godard, Truffaut, les Cahiers du cinéma balaient du revers de la manche le cinéma de papa et inventent de nouveaux langages, le scénario s’improvise au fil du tournage. Charles Spaak et son travail et son travail sont l’objet de bien des critiques et passent aux oubliettes.
Le scénario n’est pas création aux yeux du public. Dans la République des Lettres, les scénaristes ont un air de bâtards : ils ne poursuivent aucune tradition, leurs œuvres s’envolent en fumée au bout de sept ans, on récupère la pellicule pour en faire… « des peignes ».
Nos œuvres complètes s’en vont ainsi mourir dans la chevelure des dames, ce qui est en soi une fin poétique, même enviable mais qui fait plutôt frivole aux yeux de ceux qui tiennent à juste titre, que l’œuvre d’art tend à l’éternité. (Discours de Charles Spaak à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique le 11 décembre 1960)
L’Université Européenne d’Écriture a créé une chaire Charles Spaak et décerne un prix destiné à promouvoir le scénario parmi les autres genres littéraires, tout en maintenant vivant le souvenir du grand scénariste belge. Les Cahiers du scénario, qu’elle a édités et qui nous ont servi de source documentaire, ont consacré plusieurs numéros à la réhabilitation de ce brillant créateur. Charles Spaak n’a jamais pu réaliser un film sur la Saint-Barthélemy, sujet qui lui tenait à cœur. Le prix 2003, celui du centième anniversaire de sa naissance, a couronné Fides sola, le projet de deux jeunes comédiennes françaises, Cathy Castelbon et Sally Micaleff, qui se sont attachées au même sujet…
Nicole Widart
Charles Spaak par sa petite-nièce Isabelle
Je ne l’ai croisé qu’une fois, à l’enterrement de Paul-Henri, mon grand-père. Il était grand, monumental. Devant lui, j’étais petite et timide. J’ai découvert un morceau de son histoire dans le film Laissez-passer de Bertrand Tavernier. Le scénario s’inspire des mémoires du metteur en scène Jean Devaivre et raconte les relations troubles qu’entretenait le monde du cinéma avec la maison de production allemande Continental. Je ne sais pas quelle était la position de Charles durant cette période. Mais je le découvre sous les traits d’un acteur à la ressemblance qui dévore une pince de homard dans une cellule de prison. Soupçonné d’avoir volé des documents à un officier allemand, Charles a été arrêté par la Gestapo. […] L’anecdote, réelle sans doute, est devenue un épisode de fiction jouée par un comédien fidèle à cette prestance masculine familiale, ou du moins à l’idée que j’en ai gardé.
(Isabelle SPAAK, Ça ne se fait pas, Équateurs, 2004)
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°134 (2004)