Claire Lejeune : De la patrie à la fratrie

Chacun de mes livres est un « état des lieux » de ma pensée, en même temps que son chantier, son lieu d’embauche. Ma mémoire, une mine, à l’image de cette « terre à charbon » qui est la mienne depuis des générations. D’un livre à l’autre, ma pensée approfondissait son travail de fouille du passé, en quête de sa chance d’avenir. Entre mon passé personnel et le passé collectif, il fallut trouver la passe, ramper dans la plus étroite des galeries qui s’ouvrait sur la maison des morts ; m’orienter dans ma descente de ce que ces anonymes silencieux et surtout silencieuses avaient à me dire et que je ne trouverais dans aucun livre. C’est dans Le livre de la soeru que se précipita l’issue de ma quête. Parvenue à la charnière de la mémoire historique et de la mémoire préhistorique, je vis s’ouvrir la crypte où étaient enfouis les ossements de la « première venue » – mystérieuse Lilith – dont la langue sourcière fut coupée au nom de la loi du Père. La lumière noire qui baignait la crypte irradia ma mémoire tout entière : elle en fut instantanément pacifiée. Lorsque la moderne recueille aux tréfonds de sa mémoire l’héritage occulte de la sauvage, lorsque l’écriture donne à la maudite une sépulture, il se produit dans la pensée d’une femme l’avènement d’une dimension de la piété qui n’avait jamais eu lieu de s’incarner : la sororité. La guérison de la schize creusée par la civilisation entre ces deux filles – l’une de la nature, l’autre de la culture – que je suis irréductiblement, fut l’événement miraculeux du livre de la sœur. Pour moi, la fin de l’Histoire patriarcale, en même temps que le commencement d’une nouvelle histoire où le principe révolutionnaire de « liberté, égalité, fraternité » cesse d’être une fiction politique, où la démocratie réelle devient possible parce qu’elle a les moyens psychiques de s’incarner.

Par l’écriture du « livre de la sœur », je suis passée corps et âme de la patrie à la fratrie. Dans la patrie, une femme existe en tant que mère, fille, épouse, la langue qu’on dit « maternelle » étant celle qui s’est structurée au nom du Père. La sororité est une dimension politique qui, inhibée par des millénaires de patriarcat, est restée privée de langue écriture, d’autobiographie testamentaire. C’est ce défaut d’écriture de la sororité qui entretient l’impossibilité d’un rapport dialogique entre les sexes, qui conserve l’idéalité de toute notion de fraternité universelle ; et qui fatalise le retour nostalgique au royaume du Père à chaque effondrement de l’utopie démocratique.

Lorsque la parole d’Antigone se sort du silence où l’Histoire l’a emmurée, même si l’oreille pour l’entendre est encore à naître, la stabilité politique de l’État patriarcal s’en trouve potentiellement ruinée. Tout me porte à penser que c’est dans l’intervalle qui sépare l’avènement du verve de la sœur et l’éveil de l’oreille du frère qu’a lieu de se produire le mouvement de régression vers la maison du Père, ce « backlash » dont les femmes ont à faire le constat quotidien. C’est dans ce vide éthique et politique qui succède à l’effondrement de l’utopie communiste qu’il appartient à chacun, à chacune de prendre parti : pour la patrie ou pour la fratrie. L’alternative entre la gauche et la droite ayant perdu son sens, il ne reste aujourd’hui d’autre choix politique qu’entre le passé et l’avenir.

Cette réflexion sur l’état des lieux politiques de cette fin de civilisation vient d’être mise à l’épreuve de l’actualité dans notre pays. Je ne me sens guère plus portée à crier « vive la République ! » que « vive le Roi ! », non par indifférence, au contraire ! Ce qui m’inquiète profondément, c’est l’absence prolongée de débat critique dont résulte un amalgame plébiscitaire entre l’unité nationale et les valeurs patriarcales ! Comme si le « pas gagné » par des décennies de combat féministe s’était perdu dans cet accès populaire de nostalgie. S’il est vrai que la royauté demeure le symbole de l’unité du pays, le péril séparatiste ne peut être effectivement  conjuré que par la mise en œuvre d’une logique relationnelle, d’une logique politique radicalement différente de la logique dualiste du Patriarcat. L’union réelle – la co-responsabilité – ne s’incarne jamais dans un rapport dialogique continuel où les conflits inhérents à la coexistence de deux (ou plusieurs) libertés deviennent générateurs d’une énergie créatrice de formes circonstancielles de démocratie, car la démocratie, comme l’amour, est sans cesse à réinventer.


Carte blanche de Claire Lejeune parue dans Le Carnet et les Instants n° 79 (1993)