Il nous faut aujourd’hui parler de Claire Lejeune au passé. Mais « passer », c’est ce qu’elle s’est toujours exercée à faire de toute sa volonté. Un accouchement long, disait-elle, neuf mois et parfois plus pour écrire un livre qui donnerait naissance à une nouvelle femme, la porterait vers la lumière. Elle-même, née de son écriture, d’une réflexion soucieuse de démêler l’incompréhensible, persuadée que ce qui nous entrave au sein de l’intime n’est pas éloigné des enjeux et des impasses politiques. La connaissance de soi – et la naissance à soi vue comme une libération – conduisent ainsi à une sagesse et une lucidité capables d’éclairer les problèmes de notre temps.
C’est ainsi que Claire Lejeune a mené de front création littéraire (sous forme de poèmes, d’essais poétiques et de pièces de théâtre) et engagement à travers les deux revues qu’elle a animées depuis le Centre interdisciplinaire d’études philosophiques de l’université de Mons-Hainaut : les Cahiers internationaux de symbolisme et Réseaux, revue interdisciplinaire de philosophie morale et politique. Deux publications qui ont rassemblé pendant plus de quarante ans les intellectuels de son temps, de Gilbert Durand à Paul Ricoeur, de Jean Piaget à Ilya Prigogine. Toujours soucieuse, en éclaireuse, d’aller de l’avant. En témoigne le dernier titre des Cahiers qu’elle a dirigés en 2005 : « Demain, quelle civilisation ? ».
Car il ne lui suffisait pas elle-même de passer; généreuse, elle se voulait aussi passeuse. D’une manière de penser, sans dogmatisme ni vérités toutes faites, chaque événement exigeant une révision des réflexions acquises à l’aune non de la pensée rationnelle, mais de rapprochements et raccourcis analogiques. Claire Lejeune aimait jouer sur les paradoxes qui ouvrent l’esprit : ils tracent une troisième voie, celle qui passe outre les oppositions -il lui était apparu comme fondamental d’échapper aux pièges du dualisme qui érige les identités les unes contre les autres et soulignent plus les différences que les ressemblances.
Ses qualités de poète avaient été reconnues par René Char ou Maurice Blanchot, ses essais poétiques recevront l’appui inconditionnel des féministes québécoises, une reconnaissance décisive qui l’aidera à publier sa « poésie pensante ». Elle devient ainsi dans les années septante, l’une des premières écrivaines osant se mettre à nu et dévoilant la puissance de ses désirs. Une écriture bien éloignée cependant de certains récits actuels d’autofiction. Hors de l’anecdote, allergique au narcissisme, la matière intime, chez Claire Lejeune, était destinée à s’abstraire du quotidien pour atteindre la réflexion éthique et politique afin de donner naissance à une autre façon d’être au monde, fondée sur l’échange, la réciprocité, la fraternité/sororité, toutes valeurs jaillissant de l’amour fou, et rappelées ce 10 septembre dernier par Raoul Vaneigem :
Ce n’est pas à la mort mais à la vie que je veux rendre hommage. Claire a été l’incarnation de cette vie dont elle a mené très loin la conscience sensible. Sans dissimuler les difficultés d’une existence qui est vouée la plupart du temps à l’ennui et à la grisaille du travail, elle a su mettre en évidence les ferments d’une lutte toujours recommencée. Elle a fait de l’amour et de la création les éléments fondateurs d’une société plus humaine. Elle n’a cessé de se battre pour qu’en privilégiant ces deux passions, que tente d’étouffer la logique du profit et du pouvoir, nous apprenions à établir un lien solidaire entre notre bonheur et le bonheur des autres. Elle n’ignorait pas qu’un tel projet risque de voir le jour quand nous aurons vu notre fin. Elle savait aussi qu’un nombre croissant d’êtres humains s’y attachent, en dépit des victoires éphémères d’un esprit lucratif, qui règne mais ne gouverne pas. Elle a, par son œuvre, contribué à l’éveil d’une conscience qui trace irrésistiblement son chemin. Ce qui se donne du fond du cœur ne se perd jamais. C’est en quoi Claire reste à jamais vivante parmi nous. Merci, Claire, et non pas adieu !
Martine Renouprez
Article paru dans Le Carnet et les Instants n°154 (2008)