Au couteau
Colette NYS-MAZURE, Arpents sauvages, Rougerie, 1993
Françoise LISON-LEROY, Avoir lieu, Rougerie, 1993
Il y a deux façons de lire et deux sortes de livres. La majorité des livres se donnent immédiatement : on les prend à l’étal des libraires, on les ouvre et l’on croit déjà, le temps d’une lecture diagonale, emporter un peu de leur substance, de leur secret et de leur sel. Parce qu’ils persistent à les publier non-coupés, de rares éditeurs font du recueil de poèmes un objet étonnamment rétif, qui réclame patience et rituel. Aussi, pour découvrir Avoir lieu de Françoise Lison-Leroy et Arpents sauvages de Colette Nys-Masure, je prends un couteau et je tranche dans les pages, et je tranche dans le texte. Je jouis jusqu’à l’agacement du cérémonial, pour appréhender finalement deux œuvres qui contiennent des traits communs certes moins circonstanciels que la maison ou la date d’édition (Rougerie, 1993).
Dans Un coup de dés, Stéphane Mallarmé consignait, d’une superbe trace, l’oubli sans rémission de l’incalculable somme des non-dits, lorsqu’il énonçait que « Rien/n’aura eu lieu/que le lieu ». Et le poème devint, pour longtemps, le parangon de tous les manques — l’ombre tragique des paroles indicibles. Partant du lieu — du nœud de sens et de vie où s’élabore le discours —, Françoise Lison-Leroy semble a contrario à la recherche d’une plénitude qui renaîtrait par la grâce d’une nomination élective :
Je te nomme : de toi à moi, l’ancre nouée aux algues. Ce lien qui tient la digue entre ses dents de louve. Ainsi les vagues et leur histoire. (…)
Le livre allume un grand feu de pays. Celui que nous portons comme un bagage heureux.
Singulièrement, c’est un je qui nomme, et qui choisit. Car les brefs poèmes d’Avoir lieu ne posent pas seulement d’autre façon le rapport de l’écriture à la présence comme au vide. Ils rendent au sujet ses raisons et ses manières d’être : du poème, la diction ; et, de l’espace, la mesure et l’exploration :
et planquer dans tes saules un cabaret rieur une écume d’écluse un peu de ta peau verte pays aux algues nues que la mer a larguées en retirant ses draps j’y étais je le sais et tu ne m’as pas vue je tenais à la main ma chaîne d’arpenteuse
Dans l’étalement du texte de Françoise Lison-Leroy, comme dans les mots que Colette Nys-Masure dépose avec parcimonie sur la page, se joue la reconquête du verbe contre l’atonie généralisée, contre une altière carence — hautaine mais indûment, mais fallacieusement. Souvent, pour les deux auteures, un corps et un pays se dévoilent par la création, et se possèdent, à leur manière propre. C’est une conception semblablement dynamique de la démarche poétique qui se donne à lire, quand les motifs des arpents foulés, des chemins croisés ou parcourus reviennent lancinamment, entre deux silences ou deux confidences — deux appels. Ainsi lit-on, chez Colette Nys-Masure certaines entrevisions magistrales :
Prendre le jour à revers
L’immobiliser entre les pupilles
Instantané de collines brumeuses
Casquées de nues
L’aire à franchir fait frissonner
Par bribes, par cris arrachés, la poétesse se fait démiurge familière : elle recrée l’amour et l’enfance, et leurs angoisses idoines, leurs attentes et leurs liesses. Il n’y a chez elle nulle trace du narcissisme de l’écrivain qui vit de son impuissance ou qui se complaît dans la contemplation de son atelier intérieur. Et qui n’écrit pas — ou pas vraiment. Il demeure uniquement, pour conclure sans jamais se taire, l’envie d’une vérité à marteler :
Tu dénonceras les mutismes
Les lourdes amnésies
Lorsqu’on te convoquera
Poète
Vibrant témoin
Laurent ROBERT
Le Carnet et les Instants n° 81, 15 janvier – 15 mars 1994