Confidences : Caroline Lamarche

De Virginie à Madonna : petite histoire de la pudeur

« Le corps pudique ne se cache pas »
(Patrick Hochart, « L’espace intime », dans Autrement, série Morales, n°9, oct. 1992)

caroline lamarche

Caroline Lamarche

Bien avant de publier, en 1995 chez Spengler, un premier roman intitulé La nuit l’après-midi, puis, en 1996, les nouvelles J’ai cent ans (à l’Âge d’homme), Caroline Lamarche avait fait paraitre chez Caractères L’arbre rouge, un recueil de poèmes à la diffusion confidentielle. Le succès rencontré par Le jour du chien (Minuit) avait attiré l’attention sur elle à la rentrée d’automne. Peu après, elle recevait le prix Rossel. Comment on passe de l’ombre à la lumière des projecteurs : Caroline Lamarche a accepté de s’expliquer…

Il arrive, dans un trajet d’écrivain, que l’on soit appelé à livrer l’inavouable, ce qui vous remplit de honte. Il arrive même que l’on doive commencer par ce livre-là.

Durant mon enfance, mon adolescence et ce qu’il faut bien appeler mon âge adulte – même si, en réalité, cet âge n’a commencé qu’avec mon entrée en écriture – j’ai vécu comme la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre qui, dans le naufrage, refuse d’enlever sa robe comme on le lui conseille, et finit par périr sous les yeux de Paul qui l’attend sur le rivage.

Peut-être est-ce pour me guérir de cette pudeur-là que je me suis mise à écrire, me résignant à n’être pas l’ange ou la sainte que l’on attendait que je fusse.

Question de survie comme le chante Madonna.

I’ll never be an angel
I’ll never be a saint
I’m too busy surviving 
(Madonna, « Survival », dans Bedtime Stories)

Tout n’est pas simple pour autant. Alors même que, débarrassée de vos voiles encombrants, vous croyez nager vers la terre ferme, le livre, comme un navire abandonné à lui-même, poursuit sa course erratique.

Lorsque mon libraire a mis La nuit l’après-midi dans sa vitrine, j’ai supplié ma voisine d’aller l’acheter « pour qu’il disparaisse ». Sans penser un seul instant que le libraire allait en exposer un nouvel exemplaire. Non. Je pensais que l’achat de ce livre par ma bonne voisine était un geste magique, qui allait chasser tous les lecteurs, me permettre de remonter le temps, d’annuler mon envoi à l’éditeur, la signature du contrat, etc.

lamarche la nuit l apres midi

Le monstre était lâché, j’aurais voulu l’abattre.

Puis sont venues les critiques, chaleureuses ou perplexes, les interprétations, fraternelles, méprisantes ou affolées. Toutes dignes de respect parce que toutes nécessaires. Car, de ce choeur de voix contradictoires, de ce maelström de notes discordantes, a surgi soudain la palpitation calme de la baguette d’un chef d’orchestre, et ce chef, c’était moi. J’avais écrit ce livre, j’avais fait jouer cette partition qui faisait hurler ou s’enfuir, rêver ou frémir, et tout cela était infiniment préférable au silence dit « pudique » de mon enfance et de mon adolescence : j’affrontais enfin l’ennemi, on le nommait pour moi, il n’était plus en moi, mais au dehors, dans la vitrine d’une librairie. 

Nul ne doit se justifier à propos d’un livre. Mais il n’est pas interdit de se demander : pourquoi l’ai-je écrit? En ce qui me concerne, la réponse est : parce que je ne pouvais pas faire autrement. Par pudeur, donc. Car si la seule offense à la pudeur, en amour comme en art, est la complaisance, l’acte pudique, lui, est par essence nécessaire. Dans cette nécessité se rejoignent Virginie et Madonna, la dissimulation et le dévoilement. Et si la synthèse, en ce qui me concerne, s’amorce dans le livre suivant [Le jour du chien, Minuit], je ne puis renier ce que j’ai été, la violence de tout cela.

Se remet-on jamais d’une naissance brutale, et qui plus est, publique? Se remet-on jamais d’une naissance, tout simplement? Qu’elle soit furtive ou remarquée, sang et larmes ou cri de joie, épuisement ou jouissance, nul d’entre nous n’oubliera le « premier » livre – fût-ce en réalité le troisième ou le vingt-cinquième : celui qui nous a permis, en nommant l’innommable, de sortir des misérables stratégies de survie pour s’employer, enfin, à vivre.

Caroline Lamarche


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°96 (1997)