Dans la bibliothèque de Jacques De Decker

jacques de decker

Jacques De Decker

Du biographe au critique en passant par le traducteur, le romancier ou le dramaturge, Jacques De Decker connait toutes les ficelles du métier. Une plongée dans sa bibliothèque est avant tout une immersion dans les strates de notre paysage littéraire. Rencontre avec un insatiable découvreur, un passeur toujours à l’écoute de la voix des auteurs… 

René était resté longtemps songeur, considérant un rayon précis de la bibliothèque d’Henri, en agitant les blocs de glace dans son verre d’alcool.
(Jacques De Decker, Les philosophes amateurs, Le grand miroir, 2004)

Vos premiers souvenirs de lecteur sont-ils liés à la matérialité du livre ?
Comme pour beaucoup de jeunes Belges de ma génération, j’ai connu l’âge d’or de la bande dessinée. Avoir entre 9 et 12 ans à l’époque où paraissent La marque jaune de Blake et Mortimer, Jerry Spring, les albums décisifs d’Hergé, les deux hebdomadaires Tintin et Spirou, c’est inestimable ! Tout cela a fondamentalement imprégné notre mythologie, notre imaginaire. Cela nous a peut-être aussi éloignés du livre « sans images ». Personnellement, le premier contact avec le livre non illustré est venu vers l’âge de 9 ou 10 ans et j’ai considéré que c’était une grande victoire que d’être parvenu à lire ce genre d’ouvrages. Il s’agissait des Lettres de mon moulin de Daudet. Cette découverte m’a beaucoup frappé. J’en ai retenu que l’on pouvait réaliser un livre composé de plusieurs histoires relativement autonomes, qui tiennent leur cohérence du lieu où elles se passent et donc on garde un souvenir global, ce qui va influencer mon roman La grande roue [Grasset, 1985]. Il faut également dire que je suis fils de peintre et que j’ai été élevé dans les images, dans l’artisanat de la peinture. Mon père m’a initié très tôt à la reconnaissance de la patte des peintres, l’équivalent plastique de ce qu’est le style en littérature.

Y avait-il une bibliothèque familiale dans laquelle vous pouviez puiser ?
IL y avait une bibliothèque mais essentiellement en néerlandais puisque mon père était flamand. Comme beaucoup de petits Bruxellois d’origine flamande, j’ai été élevé en français. Je n’ai découvert cette bibliothèque que vers l’âge de 14 ou 15 ans, lorsque j’ai commencé à m’intéresser à cette culture qui était mienne mais que je ne connaissais pas. Je me suis mis à lire des auteurs comme Stijn Streuvels par exemple dans le texte. Un autre élément biographique important est le fait que mon père avait été chargé d’effectuer les portraits d’auteurs flamands. Beaucoup de ces écrivains venaient poser dans son atelier, à la maison. Très jeune donc, je les voyais passer. Pour moi, un écrivain n’était pas inaccessible. C’était quelqu’un d’ordinaire. Ce rapport presque naturel m’a autant familiarisé avec les livres qu’avec ceux qui les écrivent. Plus qu’un rapport au livre, ce fut pour moi un rapport avec le monde des lettres en général.

« Vernes a fait naitre chez moi le désir mimétique d’écrire »

Fréquentiez-vous les bibliothèques publiques, les librairies ?
Je fréquentais deux bibliothèques à Schaerbeek, une francophone, rue Thieffry et une néerlandophone située rue Gallait. C’était d’ailleurs le seul endroit de la commune à l’époque où l’on trouvait des livres en néerlandais. À la bibliothèque francophone, j’ai emprunté énormément de livres et j’étais frappé par le fait qu’ils possédaient déjà à l’époque un département de littérature belge. J’ai le souvenir très précis d’avoir un jour tiré des rayons les premiers recueils de Liliane Wouters. À l’âge de 12 ans, une rencontre fondamentale se produit pour moi, le premier écrivain à qui je demande un autographe : Henri Vernes. Il fut un initiateur formidable. Ses livres étaient peu illustrés mais étaient surtout fort bien documentés. Je me baladais toujours avec un de ses bouquins en poche. Au-delà de cette rencontre, Vernes a fait naitre chez moi le désir mimétique d’écrire. C’est cela que je veux faire, me dis-je : écrire des romans d’aventure et je commence donc à rédiger des récits calqués sur ceux de Vernes. C’est quelqu’un qui, dans la littérature pour la jeunesse, a toujours conservé une grande honnêteté intellectuelle, un esprit curieux, tolérant. L’éblouissement devant la littérature vient alors insidieusement, par des chocs sensibles de lectures de plus en plus exigeantes. Je pense à Paul Valéry à qui je dois une certaine idée de la littérature. Il est avant tout un professeur d’écriture et de lecture. Il y a chez lui une grande exigence de la pensée qui me servira plus tard dans le travail de critique. Mais que tout, dès l’adolescence, c’est le théâtre qui me happe littéralement. Je commence à aller au théâtre très tôt, vers 14 ans. La rencontre avec  l’univers de Michel de Ghelderode sera décisive puisque nous monterons avec mon condisciple Albert-André Lheureux une de ses pièces, Le ménage de Caroline, à l’athénée. Cette initiative débouchera sur la création en 1963 du Théâtre de l’Esprit frappeur. Personnellement je me rends compte que si le théâtre me passionne littéralement, je ne me sens pas comédien ni vraiment metteur en scène. Je vais alors me tourner vers tout ce qui tourne autour de l’écrit au théâtre, les programmes, les communiqués de presse, les rapports de lecture, les adaptations, etc. Je serai comme « un préposé au texte » ! Ma curiosité insatiable pour le théâtre et cet attrait pour les littératures étrangères me pousseront vers la philologie germanique. Enfin, en plus des bibliothèques, je fréquentais beaucoup les bouquinistes où je pouvais m’approvisionner à peu de frais. J’ai déniché les ouvrages de Jean Ray, de Thomas Owen ou plus tard de Julien Gracq. D’autres auteurs, par la suite, joueront un rôle essentiel dans mon parcours comme James Joyce, Bertolt Brecht ou Fernando Pessoa.

« Mais j’étouffe sous la paperasse » !

Par rapport à vos multiples activités (critique, journaliste, biographe, romancier, etc.) et comme en écho à un chapitre de votre livre Les philosophes amateurs intitulé « Le dernier résistant de la paperasse », comment faites-vous pour ne pas crouler sous les masses de papier ?
Mais j’étouffe sous la paperasse ! Je ne suis pas un maniaque du rangement, je peux m’accommoder d’un certain désordre. Cependant, avec l’âge, la mémoire s’affaiblit et la masse de documents augmente. Il arrive donc qu’on rachète des livres qu’on possède déjà, que l’on emprunte des livres qu’on a déjà lus etc. D’un autre côté, bien que je ne sois pas un obsédé de l’ordre, je suis assez organisé dans mon emploi du temps, plus que dans la gestion de l’espace.

Par rapport à votre pratique de lecteur, annotez-vous vos livres ?
Je lis toujours un crayon en main. Ma bibliothèque est remplie de livres annotés, crayonnés. Je pars de l’idée que ces signes en marge que j’indique dans les ouvrages me permettront de relire le livre plus vite une seconde fois. Il y a toujours le premier contact avec le livre et puis un second qui aide à préciser l’opinion que l’on s’en fait. Ceci bien sûr dans le cadre de mon travail de critique essentiellement. Même si, souvent, on écrit l’article juste après avoir fini la lecture. Le mieux est toutefois de laisser passer une nuit, le sommeil met les idées en ordre ! C’est une technique que j’ai apprise dans les critiques dramatiques. Je n’écrivais jamais mes papiers au sortir du spectacle mais le lendemain matin. Parfois, quand un livre est vraiment dense, je recopie certains passages importants dans un carnet ou je reconstitue le plan de l’ouvrage. Mais chaque lecture exige en fait sa propre méthode. Chaque lecture est une recréation. Tout ceci procède d’un rapport entre la subjectivité  et l’objectivité en somme. Je pense qu’on n’a pas le droit, comme critique, de mettre son équation personnelle en avant. Comme professionnel, il faut jouer le rôle de passeur, il faut pouvoir être capable de connecteur l’œuvre dont on parle avec son public même si vous, en tant que personne, n’appréciez pas particulièrement le livre.

Vous avez cité des auteurs comme Joyce ou Pessoa, des écrivains du labyrinthe dans les œuvres desquels on peut se perdre comme entre les rayons d’une bibliothèque.
Je pourrais en citer beaucoup d’autres, des auteurs de théâtre surtout, qui constituent en quelque sorte ma garde rapprochée, Shakespeare, Tchékhov, Schnitzler, Kleist, etc. Je me suis rendu compte aussi que j’ai beaucoup de mal à aimer un auteur que je n’aurais pas apprécié comme homme. Je ne supporte pas Céline par exemple. Le type ne m’intéresse pas. Par contre, j’aurais tellement aimé connaitre Brecht ou Pessoa. On peut bien sûr se perdre, s’égarer dans une bibliothèque, dans une œuvre comme on peut le faire dans un être. Les personnes qui importent le plus dans la vie sont souvent celles que l’on n’a pas percées à jour, celles qui restent étranges, qui ne s’épuisent pas. On touche là à la complexité de la pensée de l’auteur qui ‘est d’une certaine façon le miroir de notre propre identité. Concernant Pessoa, je le découvre assez tard, en 1988, dans une traduction étonnante et très réussie de Patrick Quillier.

En tant que germaniste et traducteur, je suppose que vous possédez des livres en différentes langues. Quelles sont les langues représentées dans votre bibliothèque et comment sont rangés les livres ?
Je suis très sensible à la voix des auteurs. C’est ce qui m’aide en tant que traducteur. Il est rare de préserver ce timbre, cette voix dans une traduction ? C’est un peu comme l’apprentissage de la patte du peintre dont je parlais au début. Chaque artiste respire, palpite à sa manière. Comme le peintre qui pose sa couleur sur la toile ou l’acteur dès la première syllabe, l’écrivain a une voix. C’est cette voix que le traducteur doit entendre. C’est pour cela que je ne traduis que du théâtre parce que dans le théâtre, la voix de l’auteur se diffracte. Même si chaque personnage de la pièce possède sa propre consistance vocale, on sent que chacune renvoie à une seule, celle de l’auteur. Si vous voulez identifier l’authenticité d’un texte chez l’auteur dramatique, il y a d’abord le traitement du personnage à l’intérieur du spectre de possibilités de l’auteur. Par rapport à la bibliothèque, les livres sont rangés plus ou moins par littérature en traduction ou en langue originale. J’ai toute une série de livres en néerlandais bien sûr. J’ai une section bien identifiée de biographies. Récemment, j’ai tenu à rassembler des auteurs qui me tiennent à cœur, comme Aragon ou Gracq. On trouvera ici les éditions de la Pléiade. Une bibliothèque de livres d’art aussi. D’ici peu, je souhaiterais réunir de façon plus cohérente les livres de philosophie qui se baladent un peu partout dans la maison. Les livres de théâtre sont dans la cave, je vous épargne la visite (rires) ! Dans le hall d’entrée, j’ai rassemblé beaucoup de livres sur le cinéma car quand j’ai donné cours au Conservatoire, j’ai créé un cours d’histoire du cinéma qui n’existait pas. J’ai évidemment quelques rayons consacrés aux essais littéraires. À l’étage enfin, je conserve toute la littérature belge où chaque livre ou à peu près est dédicacé ! Ici, l’ordre est assez cohérent avec quelques auteurs que j’ai voulu placer à part comme Mertens, Nyssen, Muno, Kalisky,  Claus ou Simenon. Quelques auteurs québécois que j’apprécie beaucoup comme Naïm Kattan ou Marie Laberge, par exemple. Évidemment, tous ces livres représentent trente-huit ans de chroniques, de rencontres, d’amitiés, de connivences aussi. Enfin, je conserve bien sûr les correspondances que j’ai pu entretenir avec de nombreux auteurs et qu’il faudrait classer un jour. Le boulot ne manque pas ! Bien sûr, quand on fait le métier de critique, on ne conserve pas tous les livres. J’en donne certains à des amis, aux bibliothèques. J’en revends d’autres à des bouquinistes mais j’an rachète aussi parce que c’est irrésistible. C’est une folie, les livres !

Est-ce que l’auteur de fiction que vous êtes a besoin d’être entouré de livres pour écrire ?
J’ai beaucoup écrit dans les hôtels même en Belgique, pas seulement à l’étranger. Je me souviens d’un motel de Nivelle que j’ai beaucoup fréquenté parce qu’il présentait l’avantage d’avoir une cuisine qui fonctionnaire sans interruption (rires). Quand j’étais embarqué dans un travail d’écriture de longue haleine, cela me permettait de me restaurer à n’importe quelle heure sans devoir être tributaire d’horaires. Je pouvais aller manger à trois heures du matin si je voulais !

« Lire une phrase réussie me donne un véritable plaisir ! »

Est-ce que la bibliothèque privée peut être vue comme un théâtre de la mémoire ?
Oui, c’est une formule très évocatrice ! La mémoire fonctionne de différentes manières. Très souvent, quand je prends un livre dans ma bibliothèque, je le resitue par rapport au moment où je l’ai lu. C’est comme l’association de chansons avec certains souvenirs. Parfois, je l’associe aussi à l’état mental dans lequel j’étais quand je l’ai lu. Ces différentes strates de lectures permettent aussi de se rendre compte de l’évolution de votre vision des choses. En somme, toute l’expérience artistique que l’on peut acquérir au cours d’une vie est une tentative de rassemblement du moi. Je crois qu’on est une constellation d’atomes et qu’on cherche un sens. Cela passe par des expériences de l’esprit comme la méditation qui peut être précieuse. Mais je considère pour ma part la lecture comme une sorte de méditation, sauf qu’il ne s’agit pas d’une expérience solitaire mais plutôt d’un dialogue. Une façon d’être en dispute – au sens de disputatio – avec quelqu’un d’autre et c’est ainsi que l’on trouve ses auteurs de prédilection. Récemment, suite à des problèmes d’insomnie, je me levais la nuit et je me demandais avec qui j’aimerais dialoguer. C’est le Cocteau du journal et des textes critiques qui s’est imposé à moi ! Je me suis senti bien en sa compagnie. L’agrément que l’on prend à la lecture est aussi lié à la présence de tel ou tel auteur pour autant qu’elle soit compatible avec son envie, son aspiration. J’aime l’idée du réconfort dans la lecture. Stefan Zweig me réconforte, par exemple. Il transmet quelque chose qui fait du bien, qui apaise. L’excitation dans la lecture me vient de l’idée et de l’adéquation de la formulation à l’idée. Lire une phrase réussie me donne un véritable plaisir !

Avez-vous un côté bibliophile ?
Très peu. J’ai quelques éditions originales d’Ibsen que j’ai achetées à Oslo. Mais je ne suis pas très fétichiste de l’objet. J’aime qu’un livre gagne en rareté par le fait qu’il est personnalisé. J’apprécie beaucoup avoir des livres étrangers dédicacés par des gens comme Umberto Eco ou Georges Steiner. Ces derniers jours, j’ai récolté des dédicaces de Magris et de Nooteboom. J’ai quelques dédicaces amusantes de Michel Houellebecq ou Philippe Muray, auteur capital et dont on parle très peu.

Rony Demaeseneer


Article paru dans Le Carnet et les Instants n°160 (2010)