Elvis caché ?
Caroline DE MULDER, Bye Bye Elvis, Actes sud, 2014, 279 p., 20 €
La figure d’Elvis Presley n’en finit pas de rayonner, plus de 37 ans après sa mort. Au-delà de sa production musicale, il laisse surtout un visage identifiable entre mille, un personnage qui ne laisse pas de fasciner au point qu’à son propos, les faits ont toujours côtoyé de peu la fiction. Personnalité proche du romanesque par excellence, il fait ici l’objet d’une auscultation minutieuse centrée sur la lente décrépitude qui a conduit à sa mort prématurée aux parfums de tragédie. Pour ce faire, l’auteure s’est plongée dans les archives et ouvrages disponibles avant de tenter de cerner les racines d’un mal de vivre évident. Alternant faits précis et confidences rapportées, elle assemble les pièces d’un puzzle qu’elle nourrit d’une mise en perspective qui ne cherche en rien la froide objectivité. Il faut dire que le personnage évolue lui-même en pleine démesure. En permanence, il effectue des allers-retours entre la scène, moment de fusion pathétique avec son public, et la solitude maladive qui l’enveloppe dès que les projecteurs s’éteignent. Elle nous dit ses nuits de terreur, son besoin frénétique de combler son entourage de cadeaux, d’acheter des voitures de prestige, de conquérir de nouvelles femmes. Mais toujours il retrouve une amertume rageuse, maudit ceux qu’il a choyés, se réfugie dans les souvenirs, la drogue, les médicaments, se fait porter malade. Puis la scène le reprend, et le cinéma à Hollywood, qui lui achète son image plus qu’il compte sur ses talents d’acteur. Ses apparitions en public déchaînent des émeutes, des scènes d’hystérie qui le poursuivent même après sa mort. Avec ce chaud et froid, il joue, tout à la fois grisé et blasé, mais assurément incapable de se situer. Son public n’y voit que du feu, sa confusion sur scène passe pour une prouesse, ses gestes désarticulés pour une transe inspirée, ses déclarations désemparées pour des appels calculés. Le rythme infernal imposé par le succès et les contrats juteux décrochés par son manager, pressé par les besoins d’argent frais incessants, ne lui laissent aucun répit et participe d’une dépossession dont personne ne semble mesurer l’effet. A partir de 1969, un contrat le lie avec un hôtel de la Las Vegas où il enchaîne les représentations, plusieurs fois par jour. La fin de cet homme nous est connue, elle est la suite logique de son effacement derrière le personnage, de sa perte progressive d’emprise sur le réel, de goût de vivre.
Ce récit est entrecoupé de séquences du récit d’une femme qui a travaillé au service d’un vieil homme entre 1994 et 2014. Yvonne est sans attaches et dans le besoin. Elle s’est pleinement rendue disponible pour cet être diminué et fantasque qui entretient un chien obèse et se goinfre devant la télévision. De John, elle sait peu de choses, hormis le fait qu’il a été riche et qu’il est américain. Mais avec le temps, ses ressources se sont épuisées, il ne s’en sort qu’en vendant peu à peu ses derniers biens. Si elle reste à ses côtés, c’est sans doute qu’elle est touchée par sa fragilité et ses élans de gentillesse qui alternent avec des errances auxquelles elle ne peut rien. Son récit s’étend au-delà de la disparition de John, alors qu’elle rassemble ses souvenirs. Parmi ceux-ci, l’audition de cassettes sur lesquelles John a enregistré des vocalises, mais aussi ces déclarations répétées inlassablement « Je suis John White, un industriel américain à la retraite ». Mis en parallèle, les deux récits ne laissent pas de troubler. Sans que ce pas soit franchi clairement par l’auteure, l’on ne peut se défaire du doute, alimenté par les rumeurs les plus folles, selon lesquelles Elvis aurait survécu sous une autre identité. Il est vrai que son visage de défunt n’avait plus rien à voir avec celui de la vedette … Mais est-ce vraiment important ? Le livre fermé, reste l’indéniable désarroi d’un homme submergé par le succès, rongé par son incapacité à faire le lien entre la scène et la vie, dévoré par les images morbides qui prennent le dessus et détruit par les produits qu’il absorbe. Caroline De Mulder suit au plus près sa dérive, ne négligeant aucun aspect. Son écriture, riche en ressources, épouse avec brio les courbes de ses obsessions, de sa plongée vers le néant. Ce faisant, elle souligne à demi-mot l’incroyable écartèlement auquel doivent résister les personnes qui ont une vie publique exposée, sous l’emprise de l’argent fou, et le jeu puissant qui biaise leurs relations avec autrui. Roman virtuose, Bye bye Elvis réaffirme la stature d’une écrivaine qui aime décidément les défis littéraires et les relève avec talent.
Thierry Detienne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 183 (octobre 2014)