Je suis tango
Caroline DE MULDER, Ego tango, Champ Vallon, 2010, 217 p., 16 €
Ego tango est un premier roman de cette rentrée littéraire. Un roman qui nous fait aussi découvrir une maison d’édition où les auteurs belges ne sont pas légion. Un roman, surtout, qui est porté par une écriture particulière, inédite, originale, celle de Caroline De Mulder, née en 1976 à Gand. Son écriture épouse les rythmes d’un tango et d’une milonga. Il s’ouvre sur la présentation d’un couple de traîne-misères, échoués dans une taule délabrée, poussiéreuse, inconfortable. Lui est parti l’été et l’hiver l’a ramené. Elle l’accueille sans tendresse, excédée.
Normal, depuis toujours on ne l’aime que parfaite et froide. Dit-elle. Elle a découvert le tango il y a quatre, cinq ans à la suite d’une rencontre avec un homme qu’il lui était impossible de toucher. Et le tango, avec ses cabeceo, gancho, mordida et sacada est devenu une drogue. « Le tango est une revanche dont je ne peux plus me passer. » Une échappée hors du quotidien, hors du temps. L’occasion aussi de rencontres dans des atmosphères de fin de nuit. Comme celle de Lou, une amie, une confidente, une rivale. « Entre nous, il y a aussi une de ces complicités de femmes, qu’on appelle jalousie. »
Comme la narratrice, Lou est un être à la dérive qui a trouvé dans le tango une manière de tenir debout. D’exister. De se sublimer. Les hommes tournent autour d’elles, parfois les mêmes. Jeux de séduction et de défiance, d’approches et de mises à distance. Entre attraction et répulsion. Jusqu’à la disparition, inquiétante, de Lou. Que la narratrice n’aura de cesse de retrouver.
Caroline De Mulder a le don de camper des atmosphères, celles des milongas, ces bals où l’on danse, mais aussi les lieux moins magiques où ses personnages noient leur quotidien. Surtout, elle a un phrasé qui emprunte les états d’inconscience ou émotionnels de ceux et celles qu’elle met en scène. Pour ce faire, elle triture en artisane la matière verbale, joue d’une syntaxe personnelle et multiplie les inventions lexicales. Cela donne des rancuneuses, des regards bées, des tangos morganatiques, des angoisses qui abominent le sang, une emplâtre sur une jambe de soie, des reines du reste du bal, etc. Les phrases sont parfois hachées menu, saccadées, en apnée. Un exemple, un seul : « Tant de fatigue me bue les yeux. Me traîne la patte. Les pieds tout petits dans des escarpins trop hauts. Qu’assez, de grâce. Et chaque soir, d’y retourner quand même, battue. Pieds et poings. Echouée dans les milongas, je n’aurais jamais cru, jamais rêvé. A me demander comment j’ai pu en arriver. »
Ce roman chorégraphique s’apprivoise peu à peu, puis devient entraînant, entre passion, peur, folie et tragédie. Marguerite Duras n’est pas très loin et on ne s’étonnera pas que l’auteur, enseignante à l’université de Namur et de Paris-III, publie au printemps 2011 un essai sur… Faust amoureux aux éditions du Seuil.
Michel Torrekens
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 164 (2010)