Caroline De Mulder, Nous les bêtes traquées

Ombres et lumières

Caroline DE MULDER, Nous les bêtes traquées, Champ Vallon, 2012, 215 p., 17,50 €

Qui voudrait classer dans un genre précis le deuxième roman de Caroline De Mulder se trouverait sans doute embarrassé. Le livre tient à la fois du roman d’espionnage, de l’histoire d’amour, de la satire politico-institutionnelle, de la dérive personnelle, chacune de ces logiques prenant tour à tour le relai sans que l’une domine les autres de manière indubitable. Le tout, de plus, est écrit dans une langue très « orale » et quelque peu imprévisible, en sorte que le récit donne souvent une impression de second degré, laissant au lecteur le soin d’évaluer son degré de sérieux…

Spécialiste en droit pénal, Max est attaché à Clarity International, organisation qui œuvre contre les emprisonnements arbitraires. Sa cible actuelle est une dictature d’Asie centrale dans laquelle on reconnaît sans peine l’Ouzbékistan, où la révolte populaire de mai 2005 à Andijan fut réprimée dans le sang. Accompagné de son amie Marie – la narratrice –, Max y débarque pour mener une enquête, en débutant bizarrement par une « vente de charité » ostentatoire au palais de la Présidente Gula. Hypocrisie des invités, fausseté des discours officiels, luxe du décor et de la réception, tous les travers des régimes autoritaires sont montés en épingle. Mais la fête est brutalement interrompue sous prétexte d’une action « terroriste », le couple est évacué de manière rocambolesque, frise la mort à un barrage militaire, passe une nuit dans une caserne, prend l’avion à la sauvette.

En attendant de témoigner devant la Cour pénale internationale, le justicier se cache dans une maison discrète de Schaerbeek avec Marie et Ismaïlov, un « garde du corps » venu de nulle part, en réalité un espion envoyé par Gula. Le huis clos du trio, dans cette bicoque humide et enfumée, tient à la fois du mauvais rêve, du suspense criminel et de la parodie. Maladivement soupçonneux, obsessionnel à tous égards, un tantinet messianique, amer envers sa hiérarchie, Max se complaît dans le rôle de despote et dans une relation amoureuse fortement teintée de sadomasochisme. Il finit par se débarrasser d’Ismaïlov en l’accusant faussement de vol auprès des policiers.

Malgré son apparence un peu désordonnée, le roman trouve son unité dans le thème de la déchéance, dont la maison pourrissante donne une allégorie évocatrice. La part la plus émouvante de ce scénario est sans conteste l’existence de Marie, entièrement sous la coupe de son ami qu’elle sent lui échapper, en une lente glissade vers la solitude et la misère. Hâbleur et portant beau, Max met toute son énergie à renforcer sa position professionnelle et sociale, sans se rendre compte que ses chefs le poussent discrètement vers la sortie. Quant à Clarity, son idéalisme initial est secrètement miné par des raisons plus pragmatiques : des « intérêts américains » s’opposent à la dénonciation publique des exactions commises par le régime de Gula.

Mais la structure thématique la plus forte du roman réside dans l’opposition entre le vrai et le faux, entre la lumière et l’obscurité. Ainsi, Ismaïlov se présente à Max comme un protecteur, alors que sa mission est plutôt celle d’un tueur à gages, tandis que le juriste feint de le croire pour mieux le piéger. Clarity et le régime Gula, que tout oppose à première vue, sont mis par le roman sur un pied similaire : leurs messages à destination de l’opinion publique internationale relèvent du camouflage autoglorifiant et de la propagande, tandis que la réalité des actes accomplis est soigneusement dissimulée. D’ailleurs, Max lui-même, qui aime se présenter aux journalistes comme héraut de la vérité, découvre (croit découvrir ?) que son employeur le désavoue et ne lui permettra pas de témoigner. Qui ment, du héros ou de l’organisation, l’épilogue permettra difficilement d’en décider.

L’opposition lumière-obscurité trouve un écho plus inattendu dans la description de la relation entre Max et Marie. Celle-ci est décrite comme une amoureuse profondément masochiste, uniquement préoccupée de plaire à son amant et de se l’attacher durablement. Or, ce dernier, qui ne répugne certes pas à frapper sa partenaire, trouve davantage de plaisir à lui faire peur qu’à la faire souffrir, position dominatrice qui n’est pas sans rappeler, dans le champ libidinal, les figures tyranniques telles que Gula. S’il s’ingénie à donner de lui-même l’image publique d’un homme de clarté, Max est en fait un amant infidèle et dissimulateur, et ce clair-obscur constitue sans doute la métaphore faîtière du roman tout entier.

Daniel Laroche