Histoire avec lendemain
Luc DELLISSE, 2013, année-terminus, Impressions nouvelles, 2012
Où commence vraiment le roman d’anticipation lorsqu’il s’inspire sans réserve de l’actualité directe tout en empruntant les habits d’un avenir proche ? En intitulant cet ouvrage du millésime de l’année à venir, l’auteur prend certes le risque de l’éphémère mais il ne pouvait esquiver la question, à laquelle il répond d’initiative en postface: « La vérité est que 2013 n’est pas un récit de science-fiction mais une fable. Qu’il ne décrit pas l’avenir, même prochain, mais le présent. Il le décrit avec des moyens romanesques : il ne dit pas « ceci se passe », encore moins « ceci se passera » mais ceci est une autre forme possible de présent ».
Luc Dellisse, que l’on connaît comme romancier, s’affirme ici comme un observateur critique des crises qui traversent le monde actuel. En quelques phrases tranchantes, il résume les faits marquants de ces derniers mois, avec une attention particulière à la gestion des ressources naturelles, aux dérèglements financiers, aux glissements géostratégiques. Puis il leur administre ingénument la pichenette qui fait basculer le jeu de cartes, la goutte qui fait déborder le vase, sans que celle-ci puisse pour autant relever de l’impossible. La faillite successive de quelques états européens, à la suite de la Grèce, relègue l’euro, pour certains pays fondateurs de la monnaie unique, au rang de monnaie étrangère, la Chine prend pleinement son rôle de géant, déplaçant à l’orient le pôle de référence des décisions mondiales devant l’Europe et les Etats-Unis. En quelques mois, cet effondrement ravive les devises nationales et bientôt le recours au troc quotidien, beaucoup plus sûr. Suivent l’austérité, qui refoule au loin l’action publique, mais aussi le coup d’arrêt donné à la mobilité des hommes, à leur accès à l’emploi, au chauffage, à certaines denrées d’origine lointaine (jusqu’à raréfier le café et le chocolat !). Le séisme touche également le monde du livre, qui passe subitement dans l’ère du numérique, l’ouvrage imprimé devenant un produit de luxe réservé aux plus nantis. Dans ce recul brutal inimaginable quelques années plus tôt, un homme qui pourrait être l’auteur (il en partage l’emploi du temps et se recentre sur l’écriture) fait le récit de ses débrouilles progressives et de sa vision, au départ de Bruxelles, d’un monde qui se délite en même temps que surgissent de nouveaux modes de vie qui annoncent une refondation. Au gré de l’actualité, apparaissent çà et là quelques célébrités dont le destin chavire, mais aussi des faits cocasses, inattendus. Comme le retour du port généralisé de la barbe ou l’imposition d’un service civique généralisé pour assurer des missions publiques. Aussi voit-on des « batailles locales entre cadres pharmaceutiques chargés de tailler les haies et vigiles issus de la grande distribution, affectés au service des feux rouges – deux races antagonistes ». Il y a, dans ce récit aux accents graves, une forme de cortège de mardi gras qui règle ses comptes avec nombre de nos absurdités, incendiant au passage le Parlement européen ! Il rappelle joyeusement qu’en Belgique francophone et singulièrement chez nos auteurs, le tragique n’est jamais vraiment loin du rire et de l’irrévérence. Le drame le plus fort se double d’une anarchie bon enfant qui ne peut se résoudre à douter totalement de la capacité des hommes à rebondir face au destin. Ainsi, le narrateur semble trouver une forme de réconfort dans le retour à un mode de vie plus lent et plus créatif au milieu des siens : « Restaient les refuges universels : les lits aux épaisses couvertures et les romans d’amour. » Dellisse fait merveille dans cet exercice qu’il mène avec maîtrise, déployant ses talents de conteur d’une plume élégante et vive, optant pour un récit serré. Il convie le présent et la fiction dans un va-et-vient subtil qui rappelle à point nommé qu’un écrivain est tout à la fois ici et ailleurs et qu’il écrit plus loin que l’horizon.
Thierry Detienne
Article paru dans Le Carnet et les Instants n° 173 (2012)